Letizia Galli dialogue avec Christiane Abbadie-Clerc

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. Letizia, tu es impressionnante et contradictoire par ta rigueur, ton sens de la méthode et en même temps ta démesure à portée d’enfance. Il y a chez toi une acuité d’analyse, une aptitude au concept qui renverse les idées reçues…

Rigueur, système, architecture, discipline, ces mots un peu trop figés qui m’impressionnent beaucoup, reviennent souvent à propos de mon travail. Mais il faudrait y joindre aussi d’autres « bouts de ficelle ».

Premier épisode fondateur dont j’ai un souvenir clair comme un éclair. A la fac, où je subissais les contraintes d’études obligatoires que je n’avais même pas choisies, un jour un professeur demande à la classe de dessiner à « main libre » (pour la première fois sans l’appui des équerres et du compas) un vieux puits en pierre qui se trouvait dans la cour. Emotion ! Joie de liberté !

Mais mon dessin n’avait pas une ligne ni verticale ni horizontale, c’est ainsi que je voyais le puits. Ce que je voyais n’était pas un acte d’humble obéissance, mais ma vision de la réalité, mon interprétation. Ce qui n’était pas demandé bien sûr par le zèle d’un professeur qui ne souhaitait qu’une « belle photographie ». Le professeur s’est donc appliqué à corriger tous mes défauts d’horizontalité et de verticalité, en me reprochant de ne savoir pas dessiner. Cependant mon dessin est resté le même et ma note a été baissée pour indiscipline.

Tout au long de ma carrière branlante d’étudiante rebelle, mon incorrection avait aussi un but : montrer aux autres, en particulier aux profs qu’il y avait  » autre chose  » que le système d’enseignement, que je n’étais pas un mouton soumis, mais une dangereuse « tête brûlée » qui n’avait peur de rien.

Cet épisode a marqué ma vie professionnelle et tracé ce qui devait être à jamais mon credo ; en partant de l’indiscipline, tout ce que j’aborderai désormais dans le futur, me permettrait d’avoir mon système à moi. Cela a bien sur ratifié l’impossibilité de m’inscrire dans une carrière d’architecte, carrière abandonnée mentalement déjà depuis le début dela fac. Cequi veut dire que nul ne peut enseigner ni déchiffrer les secrets des codes personnels de visualisation et d’interprétation et que toute école ne restera qu’une possibilité parmi tant d’autres d’initiation où certaines données de base sont indiquées d’une manière aléatoire, et qu’il faut dans ces conditions, être « très, très futé » pour s’en débarrasser et éviter d’appliquer ces dogmes à la lettre.

Il était question pour moi de trouver mes sources en utilisant une méthode de transgression permanente, de découvrir dans l’observation du langage des autres, les « maîtres », mes « maîtres » dans un champ le plus possible élargi, dela connaissance. Curiositédonc permanente. Ne pas se contenter des sources picturales académiques. Tout était là, pourtant, à ma portée, qu’il s’agisse d’une musique, d’un roman, d’un poème, tout était étalé dans mon imaginaire à partir du réel.

Mon œil commençait donc à percer sa vision propre et à la fractionner en facettes multiples.

Les champs si vastes de l’horizon qui s’offraient devant moi me permettaient donc de zapper l’enseignement officiel avec le dédain inconscient mais jubilatoire du risque que j’allais prendre : plus jamais je ne toucherai aux lignes horizontales et verticales… ce qui pour moi était le projet de liberté que j’étais en train de choisir à jamais.

. En réalité, Letizia, tu as toujours gardé cet esprit d’enfance, frondeur – bien sûr avec la maturité et le savoir faire de l’âge adulte. Comme les plus grands artistes. Et je reste étonnée de la simplicité de ce langage visuel avec lequel tu parviens à traiter des sujets complexes, philosophiques même, selon un angle d’approche jamais convenu, surtout quand tu abordes les grandes figures du patrimoine culturel italien…

Le fait de m’être trouvée confrontée à des soucis « alimentaires » peut donner des clefs évidentes. Là, un choix de fracture linguistique importante s’est imposé : il fallait faire des concessions, s’adapter, tout en assumant la différence entre le travail alimentaire et celui de la recherche, de la création. Cette fracture semble en effet bien visible dans mon travail. D’un côté les contraintes m’obligeaient à « épurer » le dessin, mais de l’autre côté la liberté pouvait s’épanouir. A croire que le travail alimentaire a bien servi à quelque chose !

. Tu as parlé de transgression et de joie aussi…

C’est ce que j’ai cherché toujours à faire en utilisant le fameux « grain de folie » qui est un ingrédient essentiel dans mon parcours. La folie pour moi c’est mon compagnon de route, qui me rapproche de l’inspiration , ce qui me permet de compter sur mes propres forces sans prescription, sans obligations de toute sorte, sans aucune rationalité. Faire, à partir d’un mot, un saut de l’autre côté du miroir, dans l’inconnu et le néant. A quoi se rajoute une sorte de sentiment de transcendance, d’un état devenu partie intégrante de ma création. Le « grain de folie » est donc bien là qui me permet en effet de dessiner avec un plaisir presque physique, associant cette métamorphose de la réalité décidée il y a longtemps dans une cour d’école. Cet état mélangé de plaisir et de folie est le même que celui que je découvre dans les multiples expériences décrites par quelques écrivains célèbres avec les prises de substances hallucinogènes. Non je ne suis ni rationnelle, ni organisée, mais je tente de suivre ce fil magique tout au long de mes pensées.

L’activité de création est pour moi une nécessité, tel un verre d’eau qui apaise la soif, qui se déroule dans un état de transe continu, joyeux et incontrôlé.

(Trouville, le 19 août 2012)

 

Conservateur d’État des Bibliothèques, ayant travaillé à la Bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou dès les années de préfiguration, Christiane Abbadie-Clerc y créa et anima la Bibliothèque des Enfants puis la salle d’Actualité Jeunesse et l’Observatoire Hypermedias. Elle a conçu avec Pierre Pitrou, photographe bibliophile, les expositions Visages d’Alice (1983), Images à la page (1984) et Iles (1987) dont les catalogues sont publiés par les éditions Gallimard. En hommage à Marc Soriano, elle organise en 1997 le colloque Mythes, traduction et création et en publie les actes aux éditions de la BPI. Ayant dirigé la Bibliothèque intercommunale Pau-Pyrénées entre 1999 et 2004, elle est actuellement chargée de mission à la DRAC Aquitaine pour les fonds « Pyrénées » et s’implique à titre bénévole dans l’organisation des Rendez-vous du Livre d’Aure et de la Fête du Livre Pyrénéen d’Aure et Sobrarbe à Saint-Lary Soulan, dans les Hautes-Pyrénées. Christiane Abbadie-Clerc est, depuis fort longtemps, administratrice du CRILJ.

Merci à Létizia Galli pour nous avoir confié le texte de cet échange.

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Influence, vous avez dit influence ?

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Introduction à la journée d’étude « L’enfant sous influence : culture et conquête de son autonomie », au Collège de France, le 27 novembre 1987.

« Je n’aime pas le mot « influence » qui ne désigne qu’une ignorance, une hypothèse ». Ainsi parlait Paul Valéry et ce propos nous parait s’appliquer avec une singulière acuité au sujet qui nous réunit aujourd’hui.

Utiliser le terme d’influence à propos de l’enfant risque me semble-t-il de nous enfermer dans des limites assez déplorables surtout dans une représentation manichéenne des conduites de cet enfant. Écartelé tout au long de son développement entre bonnes et mauvaises influences, que choisira-t-il ? Et comment effectuera-t-il ce choix ? Et faire du livre un messager privilégié de ces influences lui confère, me semble-t-il, un pouvoir dont nous ne connaissons réellement ni les chemins, ni les moyens.

Je voudrais donc réfléchir brièvement sur les ambigüités de cette notion d’influence, sur sa signification dans le domaine qui est le nôtre, c’est-à-dire celui du livre et de l’enfant ou, si vous me permettez, plutôt des enfants et sur les moyens de conduire ces enfants à l’autonomie.

Puisque c’est à une psychologue que vous avez confié le redoutable privilège d’ouvrir cette journée, je ne vous étonnerai pas en vous disant que j’ai d’abord essayé de trouver appui sur quelques définitions tirées des meilleurs manuels et que mon attente a été singulièrement déçue.

L’influence est assurément une notion de psychologie sociale. « Des travaux expérimentaux, et ici je cite, réalisés sur des groupes restreints en laboratoire permettent de préciser certains mécanismes, certains processus d’influence sociale », par exemple sur la perception. Mais il est tout de suite indiqué et nous saurons gré aux auteurs de ces réserves, que « la généralisation à la société globale des constatations faites sur des groupes restreints n’est pas légitime dans tous les cas ».

L’influence pourrait alors être régie par une sorte de contagion, un besoin de cohérence (et je cite encore) « entre deux ou plusieurs individus » et ce besoin se traduirait par la formule « les amis de mes amis sont mes amis ».

Bien sûr ce qu’on appelle « le maniement des attitudes » implique, et de cela nous avons une large expérience à l’époque contemporaine, l’utilisation de techniques susceptibles d’orienter, de modifier et les motivations et les conduites. Au premier rang de ces techniques, naturellement la publicité, aussi, ce qu’on peut appeler les représentations de prestige, d’autorité et toutes les procédures utilisées par les moyens de communication.

Cette influence, pour être positive, doit reposer sur une certaine représentation du public, sur une certaine représentation de la population dont il s’agit d’orienter ou de modifier le comportement. Pour agir efficacement, il est donc nécessaire de connaître les destinataires de l’action à entreprendre d’où l’évaluation des groupes auxquels on veut s’adresser et à plus forte raison que l’on veut influencer. Mais cette influence, elle peut s’exercer ou tenter de s’exercer de la façon la plus directe, la plus explicite pour susciter par exemple des conduites d’achat ou bien elle peut s’exercer de façon plus discrète, quasi-implicite, dans la presse entre autres en créant un certain climat d’admiration ou un certain climat de suspicion qui se traduira ultérieurement, et à plus ou moins longue échéance, par des conduites d’adhésion ou de rejet. Il est bien évident qu’en toute circonstance, il faut tenir le plus grand compte du public auquel on s’adresse, et qui, selon l’âge, le sexe, le milieu, se montrera diversement influençable.

Or toute cette analyse, que vous me pardonnerez d’avoir représentée de façon toute à la fois naïve et fastidieuse, tout ce rappel d’expériences quotidiennes ou familières ont été faits pour en venir, en définitive, à parler de l’enfant, des enfants et surtout pour arriver à se demander comment on peut employer le même terme pour analyser l’achat d’une lessive ou la lecture des Misérables.

Quand nous parlons du livre, nous parlons d’un objet culturel qui a un auteur et qui porte un message ; quand nous parlons de l’enfant, nous parlons d’un individu – les généticiens nous disent qu’il n’y en a pas deux identiques – qui, si jeune soit-il, a déjà une histoire de vie, un milieu familial, un environnement social, un développement intellectuel et affectif.

De quel droit pouvons-nous dire, sans l’avoir consulté lui-même, qu’un livre aura pour lui une bonne ou mauvaise influence ? de quel droit, à moins de partir de portrait-robot de l’enfant, d’images stéréotypées de l’enfance, pouvons-nous dire que cette influence sera brève ou sera durable ? de quel droit pouvons-nous orienter son imagination, sa sensibilité et ses aspirations intellectuelles ? de quel droit pouvons-nous décider ce qui convient à sa croissance affective et sociale comme on décide des aliments de sa croissance physique ?

Rien ne nous permet, disons-le franchement et peut-être brutalement, de prévoir valablement l’effet qu’un livre aura sur un enfant. Et vous me permettrez ici de passer la parole à quelques auteurs et de faire référence à quelques exemples de contradictions, d’opinions résolument opposées entre spécialistes de haut niveau, de même spécialité, de génération quasi-identique, éminents psychiatres l’un et l’autre, à propos d’un auteur dont l’œuvre a largement donné matière à controverse, j’ai nommé Madame de Ségur.

L’un, Edouard Pichon, qui fut le maître de Françoise Dolto, disait que ses écrits « étaient ruisselants de sadomasochisme » et que certaines scènes « ont un rôle funeste dans la genèse des perversions libidinales et doivent être proscrites absolument ». L’autre Didier-Jacques Duché, auteur d’un excellent ouvrage intitulé La bibliothèque idéale, écrit « nous ne pensons pas qu’il faille bruler la Comtesse de Ségur, Madame de Ségur est rigoureuse et réaliste, elle se plait aux détails pratiques, elle a les pieds sur terre et on ne peut lui reprocher de décrire le milieu dans lequel elle vit, les nombreux domestiques de Madame de Réan qu’aimait l’enfant Mauriac ne sauraient donner des goûts de grandeur à nos enfants ».

Je voudrais même aller plus avant et montrer que la réaction d’un jeune lecteur est bien différente de celle qu’on eut pu attendre. A propos de livres qu’on lui donnait à lire, Sartre, dont tout le monde connaît Les mots, écrit « j’assistais à des événements que mon grand-père eut certainement jugés invraisemblables et qui pourtant avaient l’éclatante vérité des choses écrites. Les personnages surgissaient sans crier gare, s’aimaient, se brouillaient, s’entr’égorgeaient ; le survivant se consumait de chagrin, rejoignait dans la tombe l’ami, la tendre maîtresse qu’il venait d’assassiner. Que fallait-il faire ? Étais-je appelé, comme les grandes personnes à blâmer, féliciter, absoudre ? Mais ces originaux n’avaient pas du tout l’air de suivre nos principes et leurs motifs, même lorsqu’on les donnait, m’échappaient. Brutus tue son fils et c’est ce que fait aussi Mateo Falcone, cette pratique paraissait donc assez courante autour de moi, pourtant personne n’y avait recours ».

Ceci n’a pas besoin de commentaire et montre parfaitement la distance que les enfants savent préserver entre ce qu’ils connaissent de la réalité et ce qu’ils apprennent des livres. Chaque enfant a sa propre manière de comprendre, d’interpréter. Rien ne nous autorise à substituer notre jugement au sien et ici encore Didier-Jacques Duché écrit à ce propos : « Il ne s’agit certes pas d’élever autour de l’enfant une barrière destinée à le protéger des dangers du monde extérieur mais de considérer tous les moyens d’information actuels dans le presse et la littérature enfantine comme des réalités inhérente au monde moderne et d’aider les enfants à discuter, les comprendre, les assimiler. Les enfants sont avides de nouveautés, bonnes comme mauvaises, ce qu’ils deviendront dépend beaucoup de ce que les adultes en feront. Ce disant, n’est-il pas parfaitement d’accord avec un autre auteur, venant pourtant d’un horizon tout à fait différent, j’ai nommé Bernard Épin, écrivant ‘ »la première protection de la jeunesse dans un monde marqué par la violence des rapports sociaux et l’asservissement mercantile des aspirations humaines, ne consiste-t-elle pas dans l’action pour une éducation en prise avec les réalités de la vie qui l’aide à développer ses facultés d’autodéfense, à mieux connaître pour moins subir ».

Ainsi l’unanimité se réalise-t-elle entre ces spécialistes de l’enfance, qui s’accordent pour préserver l’autonomie de l’enfant et pour l’aider par tous les moyens comme le souhaitait notre amie Natha Caputo, à « assouvir cette immense soif de connaissances qui dort au cœur de chaque enfant ».

(article paru dans le n°32 – janvier 1988 – du bulletin du CRILJ)

Hélène Gratiot-Alphandéry (1909-2011), spécialiste de la psychologie de l’enfant, fut directrice de l’École Pratique des Hautes Études et chargée d’enseignement à l’Université René Descartes. Elle co-dirigea avec René Zazzo les six volumes du Traité de Psychologie de l’Enfant (Presses Universitaires de France). Fondatrice en 1948, avec Henri Wallon, de Enfance, une des seules revues scientifiques de langue française consacrées au développement de l’enfant dans ses aspects sensoriel, moteur, cognitif, émotionnel, social et langagier. Hélène Gratiot Alphandéry hérite en 1941 de la propriété vinicole de Château Larcis Ducasse qi’elle dirige jusqu’en 1990. Très attachée au CRILJ, elle apporta pendant de longues années à son conseil d’administration compétence et passion.

 

Du côté des éditions de l’Edune

par André Delobel

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Un entretien avec Philippe Lesgourgues, directeur des éditions de l’Edune, et Franck Prévost, auteur.

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. Les débuts de l’Edune ?

    Avant d’être éditeur, j’était maquettitste et j’ai, un jour, souhaité élargir mon activité en créant cette maison d’édition. C’était en mars 2006, à l’occasion d’un salon du livre régional où j’ai présenté les trois premiers livres. Ce fut tout de suite une aventure formidable, ponctuée de nombreuses rencontres.

. Peut-on parler de priorité à l’image ?

    Au début de son existence, l’Édune donnait davantage d’importance au texte puis, peu à peu, la maison d’édition a accordé de plus en plus d’importance à l’image.

. Avec notamment la collection « l’Abécédaire » ?

    Cette collection est née d’une idée de Régis Lejonc. C’est lui qui nous a proposé le concept, “un album par lettre”, et qui a, ensuite, sollicité des illustrateurs qu’il connaissait. Aujourd’hui, la collection est complète avec vingt albums. C’était pour nous, à l’époque, un enjeu énorme, au plan éditorial, bien sûr, mais aussi au plan économique car l’Édune n’avait qu’une seule année d’existence. C’est, je crois, une collection de qualité et les vingt albums, qui connaisent un succés constant, sont notre vitrine.

.Quid de la collection « Tabous » ?

Pour cette collection, l’Édune a fait le choix d’aborder des thèmes forts, très peu ou pas du tout abordés telle la maladie chez l’enfant, la grève, le déni de grossesse..

. Franck Prévost, vous êtes un fidèle de l’Edune ?

    J’y ai publié un premier livre, Papa contre Trucman, à propos de la consommation de masse, puis j’ai proposé un recueil de pensées, Les pensées sont des fleurs comme les autres. J’ai ensuite créé la collection « Papillottes » qui rassemble des recueils de pensées. C’est une collection “pour le plaisir”. Les auteurs jouent avec les mots dans des genres très différents. Chaque recueil étant conçu par un auteur différent et un illustrateur différent, la collection propose une grande variété et une grande richesse.

. On est bien à l’Edune ?

    J’y apprécie la liberté qu’on y trouve, le côté “carte blanche”. On peut, dans cet espace de liberté, développer ses idées et ses envies.

La situation des petites maisons d’éditions n’est pas toujours facile et la librairie est en péril. Que peut–on, Philippe Lesgourgues, souhaiter à l’Edune ?

    De pouvoir continuer à faire des livres, donc parvenir à conserver la confiance des auteurs et des illustrateurs puis celle des libraires et des bibliothécaires qui nous connaissent. Je souhaite pouvoir continuer dans le même esprit, l’image et les thèmes forts, et ne pas décevoir les lecteurs. Continuer à surprendre est un vrai challenge. Et puis, il faut communiquer le plus possible, être présent sur les salons, garder le contact avec les enfants, être à leur écoute, pour proposer des albums qui leur correspondent.

. Vous avez, je crois, un projet numérique. Est-ce bien raisonnable ?

    L’idée d’un développement numérique est présente depuis longtemps dans les projets de l’Édune. Mais c’est difficile. Le développement prend beaucoup de temps et il est, pour une petite maison, particulièrement onéreux. L’idéal serait de développer un projet « mixte » qui inclurait produit papier et produit numérique.

(Beaugency, le 1ier avril 2012)

 

Maître-formateur retraité, André Delobel est, depuis trente ans, secrétaire de la section de l’orléanais du CRILJ et responsable de son centre de ressources. Auteur avec Emmanuel Virton de Travailler avec des écrivains publié en 1995 chez Hachette Education, il a assuré pendant quatorze ans le suivi de la rubrique hebdomadaire « Lire à belles dents » de La République du Centre. Il est, depuis 2009, secrétaire général du CRILJ au plan national.

Ray Bradbury

Ray Bradbury nous a quitté dans la nuit du 5 au 6 juin, deux mois avant ses 92 ans.

Inutile de présenter cet écrivain précoce et prolifique (trente romans, cinq cents nouvelles, du théâtre, des scénarii, etc), si célèbre que tout le monde le croyait mort depuis longtemps.

Ce génie de la SF se doublait d’un poète optimiste, d’un homme chaleureux et toujours disponible.

J’ai connu Ray Bradbury quand Gallimard Jeunesse m’a, en 1980, demandé de créer et de gérer la série « Folio-Junior SF » – et j’ai toujours accordé la plus large place à ses nouvelles.

Bien que maîtrisant mal le français, Bradbury venait presque chaque année à Paris, en août.

En 1993, je l’ai sollicité pour qu’il préface mon essai La SF, lectures d’avenir ? (Presses Universitaires de Nancy) aujourd’hui épuisé. Il m’a aussitôt adressé un texte que je n’ai eu qu’à (faire) traduire, sans demander un centime – faut-il le préciser ?

Cinq ans plus tard, quand je lui ai envoyé Virus LIV 3 ou La mort des livres, qui lui est dédié, il m’a remercié avec un enthousiasme touchant.

La SF mondiale a perdu l’un de ses plus prestigieux représentants et un homme de coeur.

(juin 2012)

  

Né en 1945 à Paris, Christian Grenier sera professeur de lettres parce que ses parents, acteurs, ne souhaitent pas qu’il suive la même voie qu’eux. Le prix de l’ORTF qu’il obtient en 1972 pour son troisième roman, La Machination publié par GP, l’incite à écrire pour la jeunesse : textes de science-fiction, romans historiques, fantastiques, intimistes, policiers. Il travaille un temps dans l’édition comme lecteur et correcteur, rewriter, journaliste, directeur de collection, scénariste de bandes dessinées et de dessins animés pour la télévision (Les mondes Engloutis, Rahan). Quatre essais à propos de science-fiction dont, en 2003, La Science-fiction à l’usage de ceux qui ne l’aiment pas (Le Sorbier). Cofondateur de la Charte des auteurs et illutrateurs en 1975. Traduit en une quinzaine de langues, rencontrant très souvent ses lecteurs, il vit depuis 1990 dans le Périgord.

Philippe Corentin, un rire engageant

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En prélude à l’Assemblée Générale du CRILJ, Yvanne Chenouf est venue à Montélimar le 24 mars 2012 faire part de son analyse de l’œuvre de l’auteur et illustrateur Phillippe Corentin. Décapante et éclairante présentation, images et film à l’appui.

Les signes avant-coureurs de l’œuvre

     Avant d’entreprendre une carrière d’auteur et d’illustrateur pour la jeunesse, Philippe Corentin (Le Saux de son vrai nom) a vécu du dessin de presse et de la publicité. Il a travaillé dans le journalisme en publiant, dès 1968, des dessins dans L’Enragé puis il a continué avec d’autres magazines comme Elle, L’Expansion, Lui, Marie-Claire, Vogue… Il a aussi conçu des affiches, illustré des guides et des romans accompagnant les mouvements politiques et sociaux d’une époque créative, marquée par différentes prises de position sur les guerres du Vietnam et d’Algérie, la décolonisation, l’exode rural, la croissance économique, le baby-boom, l’émancipation des femmes, etc. C’est muni de ce regard qu’il est entré dans l’édition pour la jeunesse, un champ en pleine expansion. Sa première participation a consisté à illustrer un conte d’Eugène Ionesco (1) publié par François Ruy-Vidal et Harlin Quist chez Jean-Pierre Delarge (des éditeurs d’avant-garde) puis un roman (2): « J’ai trouvé ce travail d’illustrateur très ingrat. Le livre était plein de descriptions. J’avais l’impression d’être un tâcheron, un tâcheron de génie, mais un tâcheron. Très frustrant. C’est à ce moment-là que j’ai décidé de faire à l’avenir les dessins et le texte.  » (3) Il a donc fait ses premiers pas d’auteur et d’illustrateur pour enfants chez Hachette avec une collection au titre expressif : Gobelune.

     Le Loup blanc (4), premier album, est une charge contre la chasse et les chasseurs assimilés à des va-t-en-guerre. Lacomposition ne suit pas la structure d’un récit pour la jeunesse (début, milieu, fin) mais aligne des planches plus ou moins liées. Aucune soumission aux lois du genre malgré un début aux formes convenues (« Il y avait une fois un château au milieu des bois. Dans les bois, il y avait des loups.« ). L’œuvre, référencée, résonne de La Légende de Saint-Julien l’hospitalier de Flaubert, l’histoire d’un chasseur harcelé par les bêtes qu’il extermine sauvagement. Ce conte commence ainsi : « Le père et la mère de Julien habitaient un château au milieu des bois… » À la fin de Flaubert : « Un soir d’été, à l’heure où la brume rend les choses indistinctes… » Philippe Corentin répond ainsi : « Que c’est beau !  » s’exclamaient les nouveaux chasseurs découvrant enfin la nature dans la brume du petit matin. » Le sous-titre « Conte à régler » renvoie au titre de la légende : Trois contes.

    Pendant huit ans, Philippe Corentin gardera ce ton caustique, livrant environ un album par an (Hachette, Rivages, Hatier). Loin des fictions classiques, il opte pour des recueils de sketches, gags et jeux de mots fondés sur le décalage entre le texte et l’image. Seul, il publie, chez Rivages, Les Avatars d’un chercheur de querelle, puis il co-signe avec son jumeau, Alain le Saux, Totor et Lili chez les Moucheurs de nez : « C’était un grand projet, il devait y avoir une dizaine de volumes. On en a fait trois, » … chez les moucheurs de nez « , « … chez les mangeurs de soupe » et » … chez les laveurs de mains« . Un seul est paru. Cette encyclopédie persifleuse a été un fiasco. Trop d’ironie. Le deuxième degré pris au premier, ça ne pardonne pas.  » (5) Dans C’est à quel sujet ?, dans Papa n’a pas le temps, il caricature des situations familiales ou des comportements adultes à travers des scènes vues par un ours en peluche, une enfant ou un narrateur anonyme. Le père, cible de l’ironie, cache mal sa ressemblance avec l’auteur. Sinon, il livre des recueils de jeux de mots sur le thème des animaux : Nom d’un chien, Porc de pêche et autres drôles de bêtes (Rivages, 1985), Pie, thon et Python (Hatier, 1988).

    L’entrée dans le champ de l’enfance n’a pas été simple et a nécessité des ajustements périlleux parce que sans concession : faire une oeuvre stimulante qui n’endorme pas les enfants. Pour les rallier à son mode de narration, l’artiste a dû combiner un pôle franchement « rigolo » et un pôle plus subtil, gorgé de références, un travail d’orfèvre sur l’image et la langue. Alors les histoires se sont déployées, dosant les montées du rire, gérant l’économie des silences, enveloppant dans le feuilleté du sens toute la charge sociale, dépouillée de ses rictus vengeurs, de son cynisme canaille, évidée d’arrogance, affinée de seuils, de degrés, de nuances. Le goût des enfants pour les histoires a été entendu, comblé. Un respect que le jeune public a immédiatement plébiscité reconnaissant dans cette volonté de faire rire « par le haut », la « voix basse » qui leur parle avec pudeur et bouleverse le texte et les images, sans pitié pour les bons sentiments. Tout un art du mouvement met en branle un « je-ne-sais-quoi » évident, un don d’enfance.

Les degrés de l’ironie

    Les textes se sont étoffés, des intrigues se sont nouées, tirant parti des infinies possibilités de l’écriture et du dessin, tout en gagnant en clarté et en lisibilité. Les gags n’ont pas disparu, marbrant la chair des récits. L’ironie, ce genre qui posait problème aux jeunes lecteurs et devenait source de méfiance chez les éditeurs, a été posée comme point de départ du premier album « narratif ». Philippe Corentin l’a endiguée, contrôlée, travaillée comme une matière et ses effets sont devenus accessibles sans qu’aucun renoncement aux règles du « bien écrire pour la jeunesse » n’ait été consenti. Les marqueurs de l’ironie (inversion des valeurs, retournement des situations, contestation des règles établies…) ont été inscrits dans le titre, actionnés dès le titre : Mademoiselle Tout-à-l’envers (1988) !

    La couverture montre une chauve-souris, tête en bas, venue se réfugier chez les souris ses cousins après un revers de fortune : la dévoration de ses parents par un boa. Pouvait-on rêver meilleure intrigue : une orpheline, des bêtises enfantines etdes références intratextuelles (L’Afrique de Zigomar) et intertextuelles (Le Voyage de Nils Holgerson) ? Pour voir la chauve-souris à l’endroit, il faut retourner le livre. Le nom de l’auteur et le titre apparaissent à l’envers. Comment mieux dire ce jeu de dessus/dessous, marqueur de l’ironie, cet envers du décor, ces doubles sens qui contestent une norme pour en imposer une autre ? Le corps de la demoiselle a beau être inversé, sa robe n’est pas soumise aux lois gravitationnelles des souris (« Nous aussi on vole. On a déjà sauté du toit avec des parapluies. On a volé jusqu’en bas.« ), ce que montrent les pages de garde avec la vision de deux souriceaux timorés accrochés à leur parapluie (un rose pour lui, un bleu pour elle, encore une inversion). Logique hautement défiée par la chauve-souris qui déclare : « Oui, mais moi je peux aussi voler en montant ». Images surprenantes du vol avec un personnage présenté tête en bas et deux autres protégeant leur descente par des parapluies. La couverture rappelle L’Opossum qui avait l’air triste (6) tandis que la seconde fait écho à la couverture de Ma Vallée (7).

Les envers du décor

     Philippe Corentin jouera encore avec ces inversions d’univers, ces lois opposées qui régissent des mondes pourtant mitoyens : dans ZZZZ… zzzz… (2007), les mouches parlent dans des rubans emberlificotés qui nécessitent de tourner le livre pour pouvoir le lire (à moins de lire à deux en étant face à face).

    L’inversion sera encore travaillée dans Le Chien qui voulait être chat (1989). Ici, la mutation est de taille puisque le chien, qui convoite la place du chat, son ennemi, abandonne la chasse pour se réfugier dans le terrier du lapin. L’œuvre s’installe sur la scène sociale, cadastre idéologique où s’affrontent inégalement les nomades, les sans feu ni lieu, les transfuges vagabonds et les sédentaires, les « assis » de Rimbaud, les autochtones et les autres enracinés.

L’Autre, cet étrange étranger

     De plus, la demoiselle est étrangère (elle vient d’Amérique) : ce statut d’immigrante en fait la cible de l’ironie. (8) On s’étonne (elle est bizarre, pas sympathique, rouspéteuse, oudeuse, dort le jour, mange la nuit, hiberne…), on l’épingle ( » Mademoiselle fait tout à l’envers… Le jour, elle ne joue pas avec nous parce qu’elle dort, et la nuit elle joue sans nous Et puis elle mange des trucs dégoûtants…« ).

    L’imposteur, intrus dans un monde familier habite Machin Chouette (2002). L’adoption d’un chien errant (un clochard…) dans une famille ordinaire met le chat (qui craint pour son fauteuil) hors de lui. Les injures pleuvent (« ce gros nigaud« , « l’imbécile« , « il ne doit pas être très malin« , « petite cervelle« , « complètement idiot« , « ce balourd« , « le premier corniaud venu« , « soupe au lait et sans humour« ) sur cet être qu’il est si peu question d’accueillir qu’il demeurera l’anonyme « Machin Chouette ».

    Même traitement pour le loup dans Mademoiselle Sauve-qui-peut (1996) où l’enfant, qui vient rendre visite à sa grand-mère, démasque l’intrus qu’elle chasse sans ménagement du lit de son aïeule : « Non, mais, dis donc le loup, tu crois que je ne sais pas faire la différence entre un loup et une mamie ? Allez, ouste ! Hors d’ici ! » « Allez, zou ! Dehors ! Et plus vite que ça ! Il veut que je m’énerve en vrai, le loup ? Il me croit aussi bête que le Petit Chaperon rouge ou quoi ? » Il faudra l’intervention de la grand-mère pour sauver ce mythe de la littérature, devenu indigent : « Laisse-le, ce n’est qu’un pauvre bougre que j’ai ramassé dans la neige, mourant de froid et de faim.« 

    Dans Biplan le rabat-joie (1992), on distingue nettement « ceux du plafonnier » et ceux de l’abat-jour, et, là encore, le clivage bénéficie à « ceux d’en haut » : « Son seul copain, c’est le moustique du plafonnier./Les moustiques, c’est bien connu, sont des pédezouilles, mais celui du plafonnier est sympa./Ce n’est pas comme celui d’en bas./Celui de l’abat-jour vert qui, lui, est un vrai pédezouille.« 

    Ils sont nombreux ces « étrangers » qui doivent se confronter à un monde inconnu, parfois adverse : un Père Noël chez les souris, les fourmis ou les loups, des animaux continentaux au pôle Nord, des souriceaux ou des mouches chez leur auteur (9), un loup, un cochon, des lapins dans l’univers aquatique de la grenouille (qui semble étrangère), des moucherons chez les poux (des pedzouilles), un merle et un souriceau chez les légumes, un enfant et son chien chez les gâteaux, un monstre chez un enfant et l’inverse, un loup recueilli par une grand-mère ou reçu chez des lapins, un chien vivant dans un terrier, un autre adopté par des humains et, enfin, un crocodile chez des humains. Les héros de Philippe Corentin ne sont pas à leur place mais ce « déplacement », cette prise de distance, ce « pas de côté », va souvent les aider à mieux se définir, mieux se spécifier… quitte à perdre son identité comme le chien qui voulait être chat… et finira poisson dans un aquarium. Ironie du sort.

Les leçons des autres

     C’est l’autre qui détient nos propres ouvertures et nous aide à forger les clés de notre identité :  » [L’enfer, c’est les autres.] On a cru que je voulais dire par là que nos rapports avec les autres étaient toujours empoisonnés, que c’était toujours des rapports infernaux. Or, c’est tout autre chose que je veux dire. Je veux dire que si les rapports avec autrui sont tordus, viciés, alors l’autre ne peut être que l’enfer. Pourquoi ? Parce que les autres sont, au fond, ce qu’il y a de plus important en nous-mêmes, pour notre propre connaissance de nous-mêmes. Quand nous pensons sur nous, quand nous essayons de nous connaître, au fond, nous usons des connaissances que les autres ont déjà sur nous, nous nous jugeons avec les moyens que les autres ont, nous ont donné de nous juger. Quoi que je dise sur moi, toujours le jugement d’autrui entre dedans. Quoi que je sente de moi, le jugement d’autrui entre dedans. Ce qui veut dire que, si mes rapports sont mauvais, je me mets dans la totale dépendance d’autrui et alors, en effet, je suis en enfer. Et il existe une quantité de gens dans le monde qui sont en enfer parce qu’ils dépendent trop du jugement d’autrui. Mais cela ne veut nullement dire qu’on ne puisse avoir d’autres rapports avec les autres, ça marque simplement l’importance capitale de tous les autres pour chacun de nous.  » (10).

Ironie du sort

     Le chien de chasse, fatigué de courir (11), cherche un emploi plus reposant. Vouloir échapper à une  » vie de chien  » est une source de comique en soi, renforcée par les contraintes d’un recrutement dominé par l’homme : l’employabilité varie selon qu’on est domestiqué ou non, corvéable ou non, comestible ou non et voilà l’animal obligé de se former. Autre ironie du sort, c’est à sa proie que le chien va devoir sa conversion : ( » Écoute, Routoutou ! Les poules pondent des œufs, les chiens montent la garde et les vaches donnent du lait. Voilà, c’est comme ça !  » lui répond Grandoreille excédé. Ou tu travailles, ou tu finis dans une casserole. « ).

    Même ironie du sort pour Tête à claques (2000) et N’oublie pas de te laver les dents ! (2009). Louveteau et petit crocodile renouent avec leurs instincts grâce à la proie qu’ils convoitaient : le louveteau apprend à hurler comme un loup avec les lapins et le crocodile, reptilien, se souvient de sa grand-mère grâce à la fillette « Pour obtenir une vérité quelconque sur moi, il faut que je passe par l’autre. L’autre est indispensable à mon existence, aussi bien d’ailleurs qu’à la connaissance que j’ai de moi. » (12)

    En refusant ces codes, seul le chat s’est attaqué au système humain ( » Un chat ne vient jamais quand on l’appelle !  »  » Un chat ne rapporte jamais rien, ni balle, ni carotte, ni quoi que ce soit !« ) ce qui lui confère une place enviée : (« Je te l’avais dit. Tout le monde veut être chat en ce moment ! « dit Grandoreille.) Mais, comme le montre Machin Chouette, en gagnant cette indépendance, le chat n’a-t-il pas perdu le prestige dont il jouissait dans les anciennes civilisations : « Un caractère seulement. Un caractère de Chat. C’est en de tels moments irrités que je sens, à n’en pas douter l’humiliante situation qui nous est faite, à moi et à tous ceux de ma race. Je me souviens d’un temps où des prêtres en longues tuniques de lin nous parlaient courbés et tentaient, timides, de comprendre notre parole chantée. Sache Chien que nous n’avons pas changé. » (13) Déclassé le chat par refus d’altérité ?

Retournements de situation

     Mais la chauve-souris outragée retourne la situation et fait valoir un monde inversé. Deux procédés, l’un sémantique, l’autre graphique, disent le jeu des miroirs. D’abord, la référence à Dracula (« C’est Chiffonnette qui nous empêche de dormir avec ses histoires de vampires.« ), soutenue par la cape, les ailes, la salade de bougies, l’activité nocturne. Ensuite, le point de vue de l’image. Tout est vu à partir du regard des souris : l’univers de la chauve-souris est inversé. Mais, lors du sommeil hivernal, tandis que les souriceaux aimeraient jouer, la scène est vue depuis le lit de Chiffonnette, celle qui impose la rupture et mène le bal. Quel est le vrai monde ? Celui des souris ou des chauves-souris ? Des diurnes ou des nocturnes ? Des granivores ou des insectivores ? Monde des chasseurs ou des chassés ? De ceux d’en haut ou de ceux d’en bas ? Des dominants ou des dominés ? Les cloisonnements sociaux sont interrogés, rarement dépassés.

    Dans Machin Chouette, le chien, lui aussi, retourne la situation à son avantage puisqu’il finit par usurper la place du chat sur le fauteuil (une place qu’il ne quittera plus). Quant aux mouches de ZZZZ… zzzz…, n’ont-elles pas, elles aussi, transformé la situation en leur faveur puisqu’elles ont obtenu ce qu’elles voulaient, malgré le démenti de l’auteur ( « Une histoire de mouches et puis quoi encore !« ) : un album rien que pour elles.

    Dans Papa !, deux univers parallèles se côtoient et s’affolent mutuellement : celui des humains et celui des « monstres ». Et pourtant, dans une homologie de situation impeccable, les mondes se ressemblent « terriblement » comme si un miroir les séparait : même crainte de l’enfant dans le lit, même secours des parents (les mères ont la même robe), même vie sociale de part et d’autre (réception au salon), même explication du cauchemar (excès de sucreries, seuls les genres de gâteaux varient), même issue (le recouchage de l’enfant).

    Dans Le Chien qui voulait être chat, on note un changement de position entre le chien et le lapin (le chien, demandeur, porte d’abord le lapin car il est son obligé avant que la situation ne s’inverse l’inverse puisqu’il il est pris en charge par le lapin). Cette soumission du lapin (sa domestication ?) se remarque à son allure : il se déplace d’abord par bonds (tel un lapin) avant de se mouvoir comme un chat (la cible incorporée).

Degrés et perspectives

     L’ironie, qui n’est pas qu’un jeu de contraires ou d’inversions, repose sur la perception de degrés et de connivences. Comprendre un discours ironique nécessite toujours la reconstruction d’un implicite (sous-entendu) : comment comprendre l’oisiveté de la chauve-souris qui regarde, sans rien faire, sa famille s’activer pour réaliser son désir de dormir la tête en bas (« Il faut déménager les meubles, accrocher, attacher, coller et clouer une partie de la nuit. Ça y est, c’est terminé. Tout le monde va pouvoir enfin se coucher.« ) alors qu’elle est extraordinairement active, la nuit, quand ses cousins dorment (« Toute la nuit, Chiffonnette, voletant, joue au ballon, sort, rentre, chantonne, bouscule les chaises et ne s’endort qu’au petit matin.« ) ? Comment expliquer cette attitude ? Détermination biologique (c’est une nocturne et pas une diurne) ou réalité psychologique (c’est une rouspéteuse, une boudeuse… une capricieuse) ? En permanence, sous des allures simples et franches, l’œuvre de Philippe Corentin conduit ses lecteurs à franchir des seuils pour dépasser les apparences.

    Mademoiselle (mademoiz-ailes) n’apparaît qu’au moment du dîner, s’endort au petit matin, commence ses repas par le dessert. A-t-elle des désirs de grandeur (« Elle monte encore plus haut, toujours plus haut.« ) ? Se prend-elle pour une star ? Cache-t-elle, sous son habit de vampire, une nature de « vamp », femme fatale du cinéma américain ? C’est par un dernier retournement, celui du livre, que la chute s’imposera. L’auteur a-t-il tiré parti de la position dominante de l’animal (elle plane) (14) pour contester les normes de la littérature de jeunesse ? Un point de vue narratif s’est imposé : « … l’ironie introduit dans notre savoir le relief et l’échelonnement de la perspective.  » (15) L’œuvre ne quittera plus ce regard d’œil surplombant (Flaubert), cet échelonnement du langage (Barthes), ce regard oblique (Doisneau) toute une signalisation de l’ironie que file une métaphore spatiale : péri-phrase, para-doxe, par-odie, circonlocution, intertextualité, digression, mise en abîme…

Le jeu des masques

     L’ironie, qui s’énonce à mots couverts, use de masques pour « dévoiler  » le monde. Les personnages se déguisent, changent de peau, vivent par procuration : de cette façon de « faire corps avec soi » résulte toute une manière de « faire corps avec les autres « .*

    Dans L’Ogrionne (1991), le loup capture le père Noël pour échapper au régime carottes infligé par l’ogre. Prise rejetée par la louve : « Qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse ? C’est tout vieux, c’est tout dur… Même l’ogre n’en voudrait pas. » qui renvoie le vieillard à l’illusion, à la fable. Sous l’habit rouge, se dissimule non pas un être altruiste, comme on voudrait le faire croire, mais un dupeur d’enfants. Le loup suggère le piège en se glissant dans l’accoutrement. Quant au Père Noël, sous la table, il guette les effets d’une monstrueuse recette : sa propre tête en vinaigrette ! Une tartufferie aux allures de galette des rois ! Le sens du titre est servi sur un plateau. En se désignant comme princesse, l’enfant fait miroiter une couronne qui rappelle l’épisode de l’ogre égorgeant ses filles (des ogrionnes) dans le Petit Poucet. La tête du Père Noël rappelle l’horrible décapitation. Le rapport symétrique des fils du bûcheron et des filles de l’ogre, dans le conte, éclaire la position de Loustique et de Baignoire de part et d’autre d’un Père Noël aux allures de gisant. Leur différence, celle que l’ogre avait omise, est suggérée par l’inversion des couverts à table. L’enfant, seule dans la neige, a-t-elle échappée au massacre ? Les loups miséreux renvoient aux bûcherons tandis qu’avec sa botte ôtée près de la cheminée le Père Noël fait figure d’ogre. Quand le loup/Père Noël dort, sous l’arbre, il rappelle l’ogre de Gustave Doré.

    Dans Le Roi et le roi (1993) une carotte apparaît sur une pirogue : c’est un chasseur attiré par des lapins (eux-mêmes armés d’un arc… normal qu’ils « visent  » une carotte). Mais la carotte est en fait un renard (poil de carotte… comme dirait un certain Jules)… furieux qu’un crocodile ait fait fuir ces proies. Ce renard n’est pas un goupil mais un loup (Roman de Renart) déguisé en carotte pour berner les lapins (vêtus de peaux de bêtes). Le crocodile était un escargot déguisé en caïman pour échapper à l’étourneau. Jeu de mimétisme, courant chez les animaux, décrit par mis à jour par Henry Walter Bates dont la plupart des travaux partent de l’Amazonie… Le mimétisme confronte trois espèces : l’espèce « modèle », l’espèce imitatrice et l’espèce dupée. Le « modèle » (carotte), le « mime » qui imite l’espèce référente (loup) et le « dupe » dont les sens confondent les stimuli (lapins) reprennent les instances du mimétisme. Ces « entre-corps » en cachent d’autres. Loup et escargot recèlent, sous leurs défroques, une couronne. Les symboles ont beau être usurpés (aucun n’est roi) ils s’affrontent pour l’honneur (Le lièvre et la tortue).

La langue de l’ironie

     L’ironie pointe son museau jusque dans les choix linguistiques qui jouent sur des degrés d’homonymie et d’antonymie (Mère Sourit sourit après avoir sangloté), de paronymie (les aviateurs, descendants d’Icare, sont hilares), de proximités phonologiques (« Et chat ?« , « Ah ! Chat, ça c’est pas mal !« ).

    Nombre d’expressions sont inversées comme ce couple bien connu (« la carotte et le bâton« ) détourné (« Les coups de carotte ont fait leur effet.« ) (16) La carotte est préparée à toutes les sauces : Routoutou qui a un « poil dans la main » a aussi un « poil de carotte » et les carottes qu’il tire par la « racine » sont volées dans le champ du paysan, alors « carotté ». Quand le lapin court, hors du terrier, il n’a que son pelage, mais chez lui, il enfile un habit professionnel, il va « à la mine » chercher à manger. Les galeries des garennes se transforment en galeries de mineurs, lieux de gisement où la carotte trouve un autre emploi : échantillon cylindrique tiré du sol par forage. Ce sens sera réactivé dans Plouf ! par le cochon : (« Eh ! Je suis bien, ici. Je me baigne, je nage, je plonge… Je m’amuse beaucoup, mais je m’en vais car, comme dans tous les puit à carottes, il y fait trop chaud… » « Un puits à quoi ? » s’exclame le lapin. « Un puits à carottes ! » hurle le cochon « ).

    Que dire du sens de certaines expressions comme celle que le loup (déguisé en Père Noël) profère (« Avec cette astuce, on attrapera bien un gamin.« ) alors que se prépare une incroyable réplique entre le loup (déguisé en Père Noël) et une fillette (vêtue d’une cape ou chaperon rouge) :  » Lâchez-moi ! Je suis une princesse… « Le loup, qui s’y connaît en artifice, dévoile le sien : « C’est ça ! C’est ça ! Et moi je suis le Père Noël ! » ?

    Ces exemples illustrent deux types d’ironie : « une ironie paradigmatique qui s’attaquera à toutes les hiérarchies et jouera sur les ‘mondes renversés’ (…) une ironie syntagmatique qui s’attaquera à la logique des déroulements et des enchaînements, (…) aux diverses formes du ratage et des mauvaises évaluations… » (17)

Références et reverences

    Petit signe discret à Saint-Exupéry à travers l’image d’un boa avalant un couple de chauves-souris (l’auteur dessinait, lui, un boa avalant souris et éléphant). et patronymiques (Trottinette renvoie à la BD Moustache et Trottinette, à la patinette et trotte comme la souris de Verlaine dans Impression Fausse, Totoche renvoie à la BD, Totoche, et à la  » totote « , faisant naître par son suffixe  » – oche « collé au suffixe » – ette », le souvenir de Gavroche et de Cosette, l’hommage à Hugo.)

Corps à corps

     Philippe Corentin n’a rien oublié de la voix du conte : (Voilà c’est l’histoire d’un loup), (C’est trois loups qui font un pique-nique…), (Oh là là ! Il n’a pas l’air content l’animal. Qu’est-ce qu’il a ?), (Il tombe dans l’eau. Il s’aperçoit alors que le froma… Patatras ! Voilà le seau ! Il s’aperçoit donc que le fromage n’était que le reflet de la lune. », (C’est encore l’histoire d’un ogre mais celle-là, elle est rigolote. C’est donc un ogre…), (Bon, ça commence bien on n’y voit rien… Ah, là ça va mieux ! C’est donc une histoire de loups, de deux loups rigolos… Quoiqu’en y regardant de plus près on a du mal à croire que ce sont des loups. Ce n’est pas comme ça les loups…) (18) Une vive voix confère à l’œuvre une incroyable présence.

    La parole enfantine est associée à la faim, l’appétit, le désir. Si les repas familiaux sont constitués d’aliments frustes (salades, tartes, carottes, ragoût), le goûter est central : chocolat chaud, tartes aux pommes, aux noix, aux cerises, aux moucherons, aux La voix de Philippe Corentin est pleine d’accents, chargée de dialogues sociaux, empreinte de comptines, de chansons, de sonorités, de rimes, striée de formules répétitives, de continuités, saturée d’une  » opinion publique « , d’un  » déjà dit « , d’un  » déjà ouï « , une polyphonie qui crée un style propre : « C’est encore l’histoire d’un ogre mais celle-là, elle est rigolote.  » (19)

    L’auteur insère son intention parmi d’autres intentions : il « ne détruit pas les perspectives, il les introduit dans son œuvre. Il utilise des discours déjà peuplés par les intentions sociales d’autrui, les contraint à servir ses intentions nouvelles, à servir un second maître.  » (20) Pour que le jeune lecteur se repère dans cette confusion de Babel, l’auteur assure physiquement une transition entre la vive voix du conteur (l’oral) et les voix sensibles du texte (l’écrit), tout en prévoyant la participation de son auditoire. Dans Patatras !, par exemple, quand le narrateur pose cette question « Tiens, aujourd’hui par exemple, c’est son anniversaire. Qui y a pensé ?« , il n’est pas rare que de jeunes voix s’élèvent pour répondre « Moi !« , manifestant ainsi leur soutien au loup. Il interveint personnellement dans le texte pour provoquer des réactions et interroger le flux du langage comme dans Zigomar n’aime pas les légumes (1992) :  » Si un lapin vole, pourquoi une souris ne volerait-elle pas ? « se dit-il alors. Alors quoi ? » Même vigilance dans la réponse ( » Alors, il est allé voir un vrai oiseau. « ) où l’étrange début qui présentait le merle et le souriceau comme « un oiseau et un autre oiseau » s’éclaire. Deux oiseaux c’est deux oiseaux différents, un vrai et un faux, ce que montrait l’image. Philippe Corentin n’oublie pas que « le langage n’est pas un système abstrait de formes normatives, mais une opinion multilingue sur le monde. (…) Tous les mots, toutes les formes sont peuplés d’intentions. (…) le discours n’est pas dans un langage neutre et impersonnel (car le locuteur ne le prend pas dans un dictionnaire !) ; il est sur des lèvres étrangères, dans des contextes étrangers, au service d’intentions étrangères, et c’est là qu’il faut le prendre pour le faire « sien ». (…) Tous les discours ne se prêtent pas avec la même facilité à cette usurpation, cette appropriation. Beaucoup résistent fermement ; d’autres restent « étrangers », sonnent de façon étrangère dans la bouche du locuteur qui s’en est emparé…  » (21) En devenant l’écrin du plurilinguisme, l’œuvre présente aux enfants non pas le langage mais des langages dialogiques.

    Dialogue entre les formes artistiques, ici le cinéma de Godard :  » Ouf ! Je n’en peux plus ! On est allés trop loin !  » dit, à bout de souffle, l’autre oiseau.« , « Qu’es-ce que je peux faire, je sais pas quoi faire ? », dit Biplan le rabat-joie. (1992) et ce crocodile lisant dans sa baignoire comme Pierrot le fou.

    Dialogue entre le passé et le présent : l’incipit de Perrault « Il était une fois, une petite fille de village, la plus jolie qu’on eut su voir. » devient, dans Mademoiselle Sauve-qui- peut « Il était une fois, une petite fille, la plus espiègle qu’on eut su voir.« .

    Dialogue entre des logiques adultes et des logiques enfantines :  » « Dis maman ! pourquoi Ginette part-elle en Afrique et pas nous ?  »  » Parce que ton amie est une hirondelle et que les hirondelles se nourrissent d’insectes et qu’en hiver il n’y a d’insectes qu’en Afrique « , répond la souris à son souriceau.  » Si, pour aller en Afrique, il suffit de manger des insectes, je veux bien en manger !  » insiste Pipioli le souriceau.  »  » Si un lapin vole, pourquoi une souris ne volerait-elle pas ?  » se dit-il alors.

    Dialogue entre les niveaux d’énonciation : « Le voilà ! Le voilà ! » crie quelqu’un dans Patatras ! au moment où le loup touche au but d’un long jeu de piste qui devait le conduire à son gâteau d’anniversaire. Puis le texte continue ainsi : « Le voilà par terre ! » Il est évident que le présentatif vient de changer de nature et peut-être de bouche.

    Le sujet ne sort pas scindé mais fortifié de cette aventure comme le montre ce passage du « je » au « nous » puis au « on » dans Les Deux goinfres (1997) : « Maman me dit tout le temps :  » Bouboule, tu vas être malade à manger autant de gâteaux. Tu vas faire des cauchemars ! « Bouboule, c’est moi et c’est vrai que j’en mange beaucoup, des gâteaux. Attention, Pas tous les gâteaux. Je ne mange pas n’importe quoi. J’ai mes préférés. Et j’en ai plein, des gâteaux préférés et je peux en manger plein, si je veux. Plus même. Mon plus préféré, c’est celui-là. Au chocolat. Plus il est gros, mieux c’est bien. Mon plus préféré comme chien, c’est Baballe. C’est mon chien. Lui aussi il aime les gâteaux et il n’est pas né le gâteau qui nous rendra malades. Ce soir-là, alors que la nuit venait de tomber, nous, on venait de finir nos gâteaux. Et contrairement à ce qu’avait prédit maman, on n’était pas du tout malades, sauf que… « 

    Quand la littérature (sens et forme) réagit sensiblement aux atmosphères sociales, le lecteur peut entrer dans l’œuvre en tant que créateur, dans une position axiologique ou sa perception ne vise pas des mots, des phonèmes, un rythme mais s’accompagne de mots, de phonèmes, de rythme. Il embrasse le contenu, l’informe, le parachève, « con-sonne » avec lui, maître de l’activité de bout en bout dans: « le sentiment d’une activité valorisante (…) nécessitant l’unité subjective de l’homme sentant et voulant« . (22)

    Le mouvement perpétuel d’un vol d’insectes venant de nulle part et allant on ne sait où laisse derrière lui indifférence, crispation ou ravissement. Dans Biplan le rabat-joie (1992) nulle histoire sinon le long road-movie de deux moucherons en quête de sensations mais incapables de saisir l’aventure qui les poursuit de bout en bout sous la forme de l’araignée. « Bibi, qu’est-ce qu’on fait ? « , demande, au début de l’album, le moustique au moucheron. » Quoi qu’est-ce qu’on fait ? Je n’en sais rien !  » dit Bibi.  » Qu’est-ce que tu veux faire, toi ? « ,  » Je ne sais pas, moi ! On fait ce que tu veux ! « , répond Moustique. À la fin de l’album, le dialogue n’a pas varié d’un poil :  » Bon ! Alors, qu’est-ce qu’on fait ? « , demande Moustique le moustique.  » On fait ce que tu veux !  » répond Bibi le moucheron. Cette suspension du temps narratif n’est pas sa destruction mais la dilatation d’un autre temps, celui de la lecture interprétative, entreprise créatrice se saisissant du vide de la parole et du silence de l’action pour exister. Ici, l’image montre une aventure dont le texte ne s’empare pas (menaces de l’araignée, de l’oiseau, de l’homme, risque de noyade dans le verre de vin…) et le texte dément toute idée d’événement fictionnel pourtant mis à l’image : « Le film était nul, on n’a joué à rien et on n’a même pas vu l’araignée. » Dans ZZZZ… zzzz…., autre vol de mouches, le narrateur emploie l’espace pour rejeter l’intrigue :  » Une histoire de mouches ? Et puis quoi encore ? Elles peuvent toujours attendre. Non, mais des fois ! Ho ! ça ne va pas la tête ?  » Le temps, dans ces deux albums, n’est pas celui de l’action mais celui de l’écoulement des heures, leur fuite inachevée, l’espace vide et plein de l’ennui seulement rompu par une intimidation de scarabée ou de coprophage et une bagarre avec des poux ou des Suisses Allemands. Des vétilles.

    Audace de l’auteur pour enfants qui ne cherche pas à les divertir mais à les installer dans la durée, la linéarité régulière et monotone du temps qui passe : («  Je voudrais bien que tu me dises quand tu ne t’ennuies pas !  » s’énerve le moustique.  » Tu t’ennuies le matin, tu t’ennuies l’après-midi, tu t’ennuies le soir, tu t’ennuies tous les jours. Je ne vois pas pourquoi aujourd’hui, jeudi, tu ne t’ennuierais pas. « ). En refusant tout  » emploi du temps « , le moucheron espère-t-il échapper à l’absence de signification de l’existence ? Dans ZZZZ… zzzz…., l’album s’organise autour d’une histoire en train de se faire (work in progress). L’auteur place son narrateur (Monsieur Corentin) dans la situation d’une  » histoire  » qui viendrait  » le chercher  » :  » Voilà le bonhomme… C’est lui, je le reconnais !… on va lui dire deux mots. « . Il expose ce  » vague magma d’émotions  » (23) , préexistant à l’écriture constitués d’allers-retours entre lui et la page, lui et ses lecteurs :  » Bon, ça commence bien, on n’y voit rienAh, là ça va mieux !Ah ! Ils se sont retournésBon, alors c’est quoi cette histoire ?Ah, elles parlent ! C’est déjà çaen français ! Ça c’est bienMais ça parle de quoi ?On n’y comprend rienEt c’est quoi ça ? Et bing ! Ouille !… Ça, ça devait arriverEt allez donc ! Un chat maintenantIl ne manquait plus que çaBon, ça va ! On arrête là !… ça suffit ! Tout cela devient grotesque. On ne sait pas qui est qui ! Qui fait quoi ! Qui va où !… Tiens, quelqu’un…, etc.  » L’auteur invente devant son lecteur l’histoire qu’il ne saura imaginer sans lui. Il donne à l’écriture la fonction majeure  » d’une écoute qui ne soit pas pure réceptivité mais activité. Ré-énonciation. Celle du lecteur.  » (24) Il ne parle pas aux enfants il les écoute l’écouter  » une écoute traversière (…) l’écoute des autres écoutes.  » (25) Plusieurs fois le moucheron tentera d’infléchir l’action du père par des  » idées  » à lui : « Z’ai la très grosse idée qu’elle est zéniale… si on passait d’abord à la pâtisserie… (…) Dis papa ! Zzze pense à un truc…. La souette idée que ze viens de penser…. Papa ! Zuste encore un truc…  » Mais le père n’entend pas poursuivant son projet non explicité : « Bon, allons-y ! N’aie pas peur. Suis-moi ! Ce n’est pas loin.  » Aucune place pour le rejeton qui concentre son désir dans une seule question ( » Papa ! Tu m’écoutes ? « ), s’épuisant vainement à faire exister une parole subjective. Le vrombissement du titre (ZZZZ… zzzz….) peut alors se lire comme la forme zozotée du pronom personnel d’une première personne qui peine à être un inter-locuteur. Philippe Corentin ne fait pas qu’entendre cette difficulté des enfants, il met en scène une représentation littéraire du langage où tous les mots sont pesés, pensés, distanciés. En cela  » il se démarque radicalement du mélange des langages chez les prosateurs médiocres, mélange superficiel, irréfléchi, sans système, frisant souvent l’inculture. » (26)

    Homme de culture, respectueux des enfants, Philippe Corentin fait de la littérature un jeu sérieux mais pas pesant. En cela, il poursuit la grande lignée théâtrale qui va de la pantomime au théâtre de boulevard : « Faites sauter le boîtier d’une montre et penchez-vous sur ses organes : roues dentelées, petits ressorts et propulseurs. C’est une pièce de Feydeau qu’on observe de la coulisse. Remettez le boîtier et retournez la montre : c’est une pièce de Feydeau vue de la salle – les heures passent, naturelles, rapides, exquises.« , disait Sacha Guitry Il a l’air rigolo comme ça, mais il ne faut pas s’y fier. C’est un as, un malin, un futé. Un diable de créateur.

 

Professeur des écoles et d’IUFM désormais en retraite, chercheuse, présidente de l’AFL (Association Française pour la Lecture), conférencière infatigable, Yvanne Chenouf a publié de nombreux articles et ouvrages personnels et collectifs à propos de lecture et de livres pour la jeunesse dont Lire Claude Ponti encore et encore (Etre, 2006). Grande adepte des « lectures expertes ».

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(1) Conte n° 3, Texte de Ionesco, Jean-Pierre Delarge, 1970

(2) Ah ! Si j’étais un monstre, Marie-Raymond Farré, Hachette, 1979. En 1990, il a illustré 365 devinettes énigmes et menteries de Muriel Bloch, chez Hatier

(3) « Tête à tête avec Philippe Corentin « , Bernadette Gromer, La Revue des livres pour enfants, n° 180, avril 2008, p. 51

(4) Le Loup blanc, Philippe Corentin, Hachette, coll. Gobelune, 1980

(5) « Tête à tête avec Philippe Corentin « , Bernadette Gromer, La Revue des livres pour enfants, n° 180, avril 2008, p. 52

(6) Conte n° 3, Texte de Ionesco, Jean-Pierre Delarge, 1970

(7) Ah ! Si j’étais un monstre, Marie-Raymond Farré, Hachette, 1979. En 1990, il a illustré 365 devinettes énigmes et menteries de Muriel Bloch, chez Hatier

(8) « Tête à tête avec Philippe Corentin « , Bernadette Gromer, La Revue des livres pour enfants, n° 180, avril 2008, p. 51

(9) Le Loup blanc, Philippe Corentin, Hachette, coll. Gobelune, 1980

(10) « Tête à tête avec Philippe Corentin « , Bernadette Gromer, La Revue des livres pour enfants, n° 180, avril 2008, p. 52

(11) L’Opossum qui avait l’air triste, Franck Tashlin, L’école des loisirs, coll . Mouche, 1991

(12) Ma Vallée, Claude Ponti, L’école des loisirs, 1998

(13) « … marginaux, vagabonds, « barbares » (…) voyageurs, nomades sans feu ni lieu, tous personnages qui incarneront une quelconque marginalité ou variations sur le thème de l’étranger ou de l’intrus [sont] les personnages exemplaires de cette marginalité qui définit un genre à tonalité globalement ironique et critique. », L’ironie Littéraire, Philippe Hamon, Hachette, p. 116

(14) Dans La Petite fille du livre (Nadja, L’école des loisirs), les personnages vont aussi à la rencontre de leur auteure.

(15) Extrait audio et texte de Jean-Paul Sartre, Huis clos, Emen, 1964 et Gallimard, 2004.

(16) Il y a un chien mutant dans Le Loup blanc :  » Notre corniaud de bonne augure, qui avait changé de camp…  » Jean-Paul Sartre, « L’existentialisme est un humanisme »

(17) Dialogues de bêtes, p. 65

(18) Vinci a créé la machine volante à partir de la chauve-souris :  » ses membranes sont l’armature, la charpente des ailes « 

(19) Jankélévitch, L’Ironie, Flammarion, 1999, pp. 130-131

(20) Le Chien qui voulait être chat.

(21) Philippe Hamon, L’ironie littéraire. Essai sur les formes de l’écriture oblique, Paris, Hachette, 1996, pp. 69-70

(22) Plouf !, Tête à claques, Patatras !, Plouf !, L’Ogre, le loup, la petite fille et le gâteau, Zzzzz, Philippe Corentin, EDL

(23) L’Ogre, le loup, la petite fille et le chou, Philippe Corentin, L’école des loisirs, 1995

(24) Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Gallimard, coll. Tel, 1978, p. 120

(25) Mikhaïl Bakhtine, pp. 114-115

(26) idem, p. 77

Jean Vilar, bien sûr, Jean Vilar…

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Laurence Abel a publié, en 2011, aux éditions Lansman, Jean Vilar expliqué aux jeunes… et aux autres, ouvrage dans lequel elle raconte, au travers d’anecdotes, la vie et le combat du pionnier de la décentralisation culturelle, ses audaces, ses recherches, ses obsessions, ses bonheurs et ses questionnements. En cette année du centenaire de la naissance du grand homme – dont l’exposition Le monde de Jean Vilar présentée du vendredi 29 juin au samedi 22 décembre 2012, à la Maison Jean Vilar, 8 rue de Mons à Avignon, rappelera l’importance – le texte que Laurence Abel nous envoie est le bienvenu. Merci à elle.

    Comment devient-on Jean Vilar quand on nait dans une boutique de bonneterie-chaussures de Sète en 1912 ?

    C’est peut-être d’abord pour répondre à cette question, et pour me la poser à hauteur de la jeunesse du XXIème siècle, que j’ai eu envie d’écrire ce petit livre.

    D’autres questions ont suivi, au fond un peu celles que me posaient les gens – pas seulement les enfants – à la buvette que j’ai animée à partir des années 2000 à la Maison Jean Vilar, pendant le festival.

Il habitait ici, Vilar ?

    Plutôt que de me désoler de la naïveté des questions posées, et de déplorer sans cesse, avec le chœur des initiés, que plus personne ne sache qui était Jean Vilar, j’ai eu envie, simplement, de raconter.

    Comment le festival, ce grand bazar, a-t-il commencé ? Quels enjeux ? Quels paris ? Et le théâtre populaire ? Une utopie dépassée ? Une quête encore d’actualité ?

    Raconter la vie de Jean Vilar, mettre en scène, par petits tableaux, que j’ai voulus simples et vivants, scènes accessibles à tous pour dire – aux jeunes… et aux autres – à quel point Vilar leur parle encore.

    J’ai ainsi conçu ce livre un peu comme un marche-pied ou comme un premiere pas pour rendre Vilar à tout le monde – même à ceux qui n’en savent (presque) rien.

    Projet très vilarien, finalement, non ?

    En permettant à tous de se rapprocher de Jean Vilar, en le sortant des mains des spécialistes de la culture, il s’est agi avant tout de remettre en évidence que la vocation de Vilar a été d’apporter à tous, même aux plus modestes, l’excellence d’une culture exigente et les meilleurs textes.

(juin 2012)

 

Spectatrice passionnée et comédienne amateur, Laurence Abel travaille depuis 1993 dans une maison d’édition pour la jeunesse. Elle a développé dans la région d’Avignon une activité de « passeuse et nomade de livres » : lectures à haute et intelligible voix, formations de lecteurs adultes bénévoles, soirées contes, animations d’ateliers de la maternelle au collège. Adhérente de l’association Jean Vilar depuis une quinzaine d’années, elle participe, pendant le Festival d’Avignon, à l’accueil du public au sein de la Maison Jean Vilar. Comme l’an dernier, le CRILJ ira lui dire bonjour.

La littérature francophone pour enfants : réalité d'Europe et du Québec

    Le nombre de livres pour enfants publiés en français chaque année, la qualité, la pertinence de leurs contenus, la valeur accordée par l’adulte à l’utilisation de cette littérature, ainsi qu’à la réalisation d’activités s’y rapportant, sont des facteurs qui témoignent de sa présence et de l’intérêt qu’on y accorde dans les sociétés modernes. S’y attardant, bon nombre d’adultes d’Europe, d’Amérique ou d’ailleurs, contribuent au développement du goût permanent de la lecture notamment.

    Le Québec ne fait pas exception à ce fait. Ainsi, en milieu scolaire ou parascolaire, plusieurs ouvrages de littérature jeunesse publiés en français sont utilisés dans le cadre d’activités spécifiques auprès d’une clientèle d’enfants, les bibliothécaires et les conseillers pédagogiques, en fonction des intérêts et des préoccupations inhérentes aux enfants en cause ici, ces réalisations visent à accompagner l’enfant en voie de maturation, dans les étapes de développement intellectuel et psychologique auxquelles il est parvenu ; la connaissance, la compréhension, l’intégration de certains concepts, situations, comportements, etc, constituant la pierre angulaire sur laquelle repose une croissance harmonieuse. Evolution de l’enfant grâce au support de la littérature écrite à son intention. Dépassement également !

    A la lumière de ces brèves constatations, il apparaît réaliste de dégager que bon nombre d’orientations, d’objectifs, de priorités, voire d’activités liées aux livres pour enfants et à leurs utilisations en milieu scolaire ou parascolaire, soit en France ou au Québec revêtent un caractère identique et/ou complémentaire.

    Toutefois, il importe de souligner ici le caractère différent de la formation prévalant actuellement en France et au Québec, en regard de la formation des étudiants qui se destinent à enseigner aux enfants en primaire, en l’occurrence ceux dont l’âge varie entre 4-5 ans et 12 ans.

    De niveau universitaire au Québec, et d’une durée moyenne de 3 ans à temps plein (90 crédits de 15 heures de cours chacun), ce type de programme de formation propose aux étudiants des cours portant sur l’étude de plusieurs disciplines enseignées à l’école primaire. Parmi elles, la littérature pour enfants.

    Ainsi, à l’Université Laval, à Québec, la majorité des étudiants qui terminent ce programme d’études de 1er cycle, soit 17 ans de scolarité excluant le niveau scolaire, ont complété 3 ou 6 crédits en littérature pour enfants, selon le cas. D’autres part, des cours dans cette discipline sont également offerts dans le cadre d’un programme de formation à distance structuré à l’intention des maîtres en exercice, enseignant dans des régions avoisinantes de la Communauté urbaine de Québec.

    A l’intention des étudiants ayant obtenu un premier diplôme et désireux de poursuivre des études universitaires de maîtrise ou de doctorat, la faculté des Sciences et de l’Education de l’Université Laval propose plusieurs champs d’études et de recherches, dont celui de la littérature pour enfants. Ainsi, l’étudiant de 2ème ou 3ème cycle peut s’inscrire à 12 crédits de cours dans cette discipline, soit 6 crédits de cours en groupe et 6 crédits de cours individuels.

    Ailleurs au Québec, les Universités de Sherbrooke, Montréal et plusieurs autres, celles faisant partie du réseau des Universités du Québec notamment, proposent également un ou plusieurs cours de littérature pour enfants à leur clientèle respective. A cela s’ajoute des programmes de certificat de 1er cycle universitaire développé récemment à l’Université du Québec à Montréal.

    La majorité des cours en cause dans les programmes énumérés précédemment reposent sur l’utilisation d’ouvrages de jeunesse francophones publiés en Europe ou au Québec. D’où la présence de la littérature enfantine à l’école primaire, présence qui se distingue nettement de celle assurée par différentes méthodes d’apprentissage du langage oral et écrit.

    Désormais, les enfants du Québec apprennent à découvrir la richesse et la profondeur des thèmes développés dans les ouvrages publiés en français, soit au Québec, soit en Europe. Ainsi les jeunes peuvent-ils acquérir des connaissances, vibrer à des émotions, développer leur imagination, de semblable façon que s’y adonnent les autres enfants francophones du monde, qui lisent et apprécient les livres créés à leur intention, en Europe, au Québec et ailleurs.

    Sans doute est-ce par intérêt soutenu pour la littérature d’enfance et de jeunesse, par souci d’approfondir et d’enrichir certaines habilités d’ordre intellectuelle ou pratique, que bon nombre de québécois et de québécoises œuvrant dans ce domaine souhaitent réaliser des séjours « d’études » en France. Pays où de nombreuses manifestations s’articulent autour de la littérature jeunesse, où la majorité des livres publiés en français sont produits, où évoluent des théoriciens et des praticiens.

    Dans le cadre d’une année sabbatique, j’ai opté pour la réalisation d’un séjour de ce type. Au nombre des objectifs poursuivis, la réalisation de certaines étapes liées à l’élaboration d’un cours télévisé de 13 émissions de 57 minutes chacune, en littérature pour enfants.

    Cette série télévisée sera accessible aux étudiants sous deux formes différentes, soit en formule auto-enseignement réalisée en laboratoire à l’Université, soit dans le cadre de la programmation régulière des réseaux publics de télévision francophones au Canada.

    Un projet ambitieux qui vise à répondre aux attentes de centaines d’étudiants qui souhaitent suivre ce cours, chaque année. A ce jour, un grand nombre ne peut y parvenir, le dit cours étant réservé à un nombre limité d’étudiants (environ 300 par année) inscrits au programme de formation des maîtres. D’où une ouverture déterminante du domaine de la littérature pour enfants et qui vise à en favoriser l’étude aux étudiants inscrits à différents programmes d’études de l’Université Laval, de maîtres en exercice, de conseillers pédagogiques, de bibliothécaires, etc.

    Emissions de télévision privilégiant l’étude de chaque genre de cette littérature, de différents aspects de l’animation du livre pour enfants, etc. Cours télévisés reflétant la diversité et la complémentarité des thèmes abordés et des approches retenues par les théoriciens, les formateurs, les utilisateurs de ces livres. Et ce, aussi bien en France qu’au Québec.

    Projet structuré en étroite collaboration avec le Service des Ressources Pédagogiques de l’Université Laval, où réalisateurs, conseillers pédagogiques, techniciens, etc. participent activement aux étapes de préparation et de production de chaque émission.

    A cette fin, il m’importe de parachever actuellement en France en France des entrevues, des discussions avec des spécialistes en littérature pour enfants ou des créateurs d’ouvrages destinés aux jeunes. Mais aussi de participer à des colloques, de rechercher du matériel visuel ou audio-visuel approprié, etc.

    Une tâche passionnante grandement facilitée grâce à l’accueil généreux et au soutien assidu du CRILJ. Sans conteste, une collaboration judicieuse et déterminante du succès de la démarche que j’effectue présentement.

    Saurais-je évaluer correctement la valeur d’un séjour de ce type ainsi que des bienfaits qui en découleront ? Je vous invite à venir au Québec et à le demander plutôt aux enseignants ayant une formation en littérature pour enfants. Mais aussi aux enfants qui fréquentent le réseau scolaire et parascolaire dans lequel les adultes appliquent les connaissances acquises et requises dans ce domaine.

( texte paru dans le n° 40 – septembre 1990 – du bulletin du CRILJ )

 

Professeure titulaire en didactique de la littérature d’enfance et de jeunesse à l’Université Laval (Québec) pendant plus de trois décennies, Charlotte Guérette (1946-2010) a mené des recherches portant sur la littérature et le conte, publiant plus de vingt ouvrages sur des sujets tels que les contes traditionnels et l’utilisation des livres pour enfants dans l’enseignement. Citons Peur de qui ? Peur de quoi ? Le conte et la peur chez l’enfant (Hurtubise 1991), et Au cœur de la littérature d’enfance et de jeunesse (La liberté 1998). Charlotte Guérette fut la première, en 1991, à créer un cours télévisé de 13 épisodes sur la littérature jeunesse. Prix Claude Aubry 2008 d’IBBY Canada et de l’Union internationale pour les livres de jeunesse pour sa contribution à la diffusion de la littérature pour enfants, elle avait constitué une collection de près de 30 000 albums, contes, œuvres de poésie et de théâtre, bandes dessinées, romans et livres documentaires pour l »enfance et la jeunesse, la plus importante de la francophonie en milieu universitaire, dont elle a fait don à l’Université Laval.

Pierre Probst

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par Janine Despinette

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Pierre Probst est mort le jeudi 12 avril 2007. Le dimanche 25 mars, eu Salon du livre de Paris, il signait encore ses albums à de nouveaux fans. Il avait 93 ans. Et l’on a pu découvrir dans chaque écho journalistique une nostalgie de sa propre enfance.

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     Je ne sais si on enseigne dans les académies des Beaux Arts combien la connotation sociologique et topologique marque le style d’un illustrateur. Je ne sais si beaucoup de lecteurs prennent en compte cette co-notation graphique lorsque l’œuvre est traduite d’un pays à un autre ou rééditée après un long temps, mais, du point de vue de la critique, il apparait évident que si, à la création, une œuvre icono-textuelle a trouvé place par l’osmose de connivence implicite avec l’entourage et dans un contexte linguistique précis, c’est lorsqu’elle entrera en affinité visuelle avec le regard des lecteurs d’ailleurs qu’elle pourra échapper à la limite de sa temporalité.

    Alors, j’ai longtemps considéré Caroline, créée par Pierre Probst pour Hachette, et Martine, créée par Gilbert Delahaye et Marcel Marlier pour Casterman, comme de l’imagerie distractive dont la présentation me semblait parfois à la limite du kitch, même si je reconnaissait à Pierre Probst et ou à Marcel Marlier un vrai talent de création et que j’admirais leur capacité à en renouveler les attraits au fil du temps.

    Or, lors d’un voyage en plein cœur de l’Anatolie turque, visitant la Bibliothèque municipale d’Urgup, en découvrant les deux séries complètes sur les rayons, j’ai eu la singulière surprise d’apprendre que Caroline et Martine représentaient pour les petites filles et les jeunes femmes de là-bas leur exotisme français et qu’au-delà des péripéties des histoires, nos jeunes amis turques s’exerçaient à copier le charme désinvolte de Caroline ou lé préciosité sucrée de Martine. Et notre conversation, ensemble, portait bien sur l »esthétisme, mais féminine : chaque détail des attitudes, de la coiffure, des vêtements portés, reconnu comme made in France, était discuté, apprécié ou non. Détour inattendu de la lecture.

    Les albums Caroline et Martine, outre en Turquie, sont en vente en Grèce, en Italie, en Espagne, dans les pays de langue arabe et de langur hébraïque, dans les pays franciscains, mais aussi dans les pays scandinaves et dans les pays du Commonweath comme au Japon. Bref, partout. Ces deux petites fille sont notre image de marque, le reflet de la féminité française et de la vie à la française, telles qu’en elles-mêmes les autres choisissent de nous voir.

( article paru dans le n°90 – juillet 2007 – du bulletin du CRILJ )

 Critique spécialisée en littérature pour l’enfance et la jeunesse, d’abord à Loisirs Jeunes, puis à l’agence de presse Aigles et dans de très nombreux journaux francophones, Janine Despinette, qui fut également chercheuse, apporta contributions et expertises dans de multiples instances universitaires et associatives. Membre de nombreux jurys littéraires et graphiques internationaux, elle crée, en 1970, le Prix Graphique Loisirs Jeunes et, en 1989, les Prix Octogones. A l’origine du CIELJ (Centre Internationale d’étude en littérature de jeunesse) en 1988, elle fut très longtemps administratrice du CRILJ.

Rencontre avec Thierry Dedieu

L’éditeur François Ruy-Vidal fut longtemps adhérent du CRILJ. C’est en citant sa fameuse phrase-slogan que Martine Tatger introduit la rencontre. A quoi Thierry Dedieu répond : « Oui, mais il y a une masse de livres idiots et … trop faciles à lire ! On a tendance à lire aux enfants, le soir, comme on remonte une couverture. Ce n’est pas ça, la lecture ! La lecture, c’est une découverte, c’est une aventure. »

Martine TatgerParlons de vos débuts  …

Thierry Dedieu raconte sa carrière dans la publicité, puis son premier album issu de la commande non aboutie d’un conte de Noël. Ce fut Le petit soldat Noël, plus vendu aux USA que chez nous. Thierry Dedieu a trouvé, au départ, très plaisante cette entrée en littérature de jeunesse, avec beaucoup moins de contraintes que dans la publicité. Tout de suite après ce premier livre, il a travaillé sur Cocottes Perchées, des variations à partir de la comptine Une poule sur un mur. Il se souvient de réunions, plusieurs samedis de suite, avec Chrisitan Bruel l’éditeur et l’illustratrice Katy Couprie. Tous deux reprenaient son texte et ajoutaient leur « grain de sel ». Il se sentait un peu humilié. Il en a discuté avec Denis Cheissoux, le journaliste de l’émission L’as-tu lu, mon P’tit Loup, qui l’a encouragé à continuer. « C’était il y a quatorze ans, commente Thierry Dedieu, il paraissait moins de livres, il y avait un champ d’exploitation immense et beaucoup de liberté. Voilà ce que furent mes débuts. »

M.T. Désormais, vous êtes auteur-illustrateur. Comment naissent vos livres ?

T.D. – Le processus est toujours le même. Une fois que j’ai une idée, je vais l’écrire, puis j’entre dans une période douloureuse et excitante, le choix d’une technique. Je cherche et, tous les matins, je remets tout en question. Je souffre. C’est un tourment, mais c’est le coeur intéressant de mon travail : trouver l’outil et la technique qui iront dans le sens de l’histoire ou qui contrebalanceront un aspect important de l’histoire.

M.T. – Avez-vous besoin du graphisme pour illustrer ? Que vous apporte le graphisme ?

T.D. – Pour moi, l’album doit être un tout, il doit être cohérent. Dans la publicité, je trouvais des concepts-idées et je cherchais le meilleur illustrateur. Maintenant, quand j’ai mon texte, je cherche aussi le meilleur illustrateur : moi ! Et je le mets à rude épreuve ! Par exemple, pour Yakouba, je commence avec l’idée d’un livre sur l’Afrique. Je veux quelque chose d’étonnant. L’histoire n’est pas encore finie, mais je cherche la tête de Yakouba. Je réfléchis. Je me mets dans la peau de Yakouba face au lion … et le lion apparaît comme blessé. Ça n’était pas prévu, ça !

(Thierry Dedieu montre l’original du « premier jet » avec un Yakouba qui a l’air particulièrement féroce)

Yacouba, ici, il me tue mon lion et il me le mange ! Ça ne va pas ! Je ne le maîtrise pas ! Lui, il ne va pas me porter les valeurs du livre ! Yakouba, il est droit dans ses bottes, même s’il est pieds nus, mais il n’a pas cette tête là, ni ces couleurs là. Yakouba ne fait pas de concessions, donc, graphiquement, je ne vais pas en faire non plus. Je retravaille, je me décide pour du noir et du blanc. Ce n’était pas évident il y a quatorze ans ! J’expliqué ça à l’éditeur. Heureusement, j’en ai trouvé un d’intelligent et il accepte.

La plupart du temps, j’écris l’histoire d’abord, je passe au graphisme après. Pour Barbe Bleue, ça a commencé avec l’envie de travailler la technique du papier découpé. C’est joli, ça fait dentelle, donc je vais faire un livre sur les princesses ! Je réfléchis et Barbe Bleue arrive dans ma mémoire. Stop ! On ne peut pas mieux !

(Avec un sourire gourmand, Thierry Dedieu continue)

Barbe bleue, c’est un livre interdit. Avant sept ans, il ne faut pas le lire aux enfants. Quand je vais dans un classe maternelle, je le lis, mais j’avertis les enfants : « Je vais vous lire un livre interdit ! Quand ce sera le moment, vous aurez très, très peur et vous fermerez les yeux ! » Evidemment, j’en fais des caisses ! Vous l’aurez compris, je suis un méchant ! Il y a quand même un ou deux enfants sur cent qui pleurent, je suis un peu malheureux …

Je me suis, un jour, trouvé dans un colloque où un pédopsychiatre a déclaré : « Voilà un livre qui est toxique pour les enfants ! » Et il a brandi mon album à la page où on voit une femme nue, un couteau sur la gorge …

M.T.Lorsque vous avez posé votre scénario, vous interrogez-vous : pour quel public ? pour quel âge ?

T.D. – Non, non, j’écris pour tout le monde.

M.T.Comment le monde de l’édition reçoit-il vos projets ?

T.D. – Je n’ai eu que deux éditeurs, Albin Michel, puis la même personne qui a créé Le Seuil Jeunesse. J’ai été un auteur maison ! J’étais dérangeant mais j’ai eu des prix ! J’étais une caution. Depuis deux ou trois ans, ça a changé, je dois avoir plusieurs maisons d’édition, car je produis beaucoup, donc c’est trop pour un seul éditeur. J’ai essayé de prendre un pseudo, mais ça n’a pas marché …

Et puis, mainteant, il faut qu’un livre se vende dans les six mois. Ensuite, c’est fini, le libraire le retire des rayons. Yakouba, au départ, ne s’est pas vendu, il est « marronnasse » ! Aujourd’hui, il est connu, ça s’est fait peu à peu, par le bouche à oreille. On le trouve beaucoup dans les écoles. Yakouba a eu la chance qu’on lui laisse du temps, Aujourd’hui, ça ne se passerait pas comme ça.

M.T.C’est moins vrai avec les petits éditeurs ?

Oui, certes, mais ils sont moins bien distribués ! J’ai eu récemment une prise de bec avec mon éditrice et j’ai ensuite poussé un coup de gueule sur mon blog. Elle m’avait dit un jour : « Fais-moi un livre de Noël ! » Evidemment, les livres se vendent surtout à Noël et pour les anniversaires ! Mais, pour moi, il y avait un malentendu… J’allais être obligé de faire du joli, comme sur les boîtes de chocolat, avec un graphisme pour plaire au plus grand nombre !

(Nicole Folch, sœur de l’éditrice en question, réagit et apostrophe Thierry Dedieu)

N.F.Ce n’est pas vrai. Quel livre avez-vous sorti qui soit joli ?

T.D. (en riant) – Elle, je la connais, elle est méchante ! Il y a des auteurs qui font du joli et qui réussissent : Claude Ponti, Rebecca Dautremer, Benjamain Lacombe. Mais, bon, d’accord, ils sont bons dans leur registre…

Tenez, voici Un océan dans les yeux. C’est une tentative de joli ! Un challenge pour moi ! L’aquarelle, je ne savais pas faire. A une autre époque, le phare, je l’aurais fait d’un trait, très vite. Et ici, j’ai passé des heures et des heures à en avoir les mains noires !

Ici, c’est une double page de Comme une soudaine envie de voler. En voulant faire du joli, j’ai des contraintes et c’est terrible ! Il faut que le regard soit happé par la couleur – c’est le côté tape à l’oeil – puis qu’il se pose sur la branche très dessinée… Pour que ce soit tout à fait à la norme, il faudrait une princesse, mais moi, je fais un petit bonhomme avec le nez retroussé, bien dessiné mais laid.

L’album Le Pacificateur, une histoire de guerre dans l’univers des jouets robots dinosaures, est difficile pour les enfants. Je me suis régalé à le faire, mais il n’est pas sympa pour les enfants. Enfin, il plairait certainement aux enfants, mais les parents ne l’achètent pas !

Mais le pire album est celui-là : L’Ogre. Je voulais faire un livre qui fasse peur. Je suis allé au bout du bout ! J’ai réussi. Il est parfait. Personne ne l’achète. Il a eu une mention à la Foire internationale du livre de jeunesse de Bologne ; mais il n’a pas marché. Pour tous les gens – à part vous, évidemment – un livre, il faut que ce soit joliment fait !

Moi, je m’intéresse à tout en littérature de jeunesse. Depuis longtemps, j’avais envie de faire quelque chose pour les tout petits mais mon éditeur me disait : « Non, tu ne vas pas y arriver ! » Ça m’a vexé et, quand même, j’ai cherché ce qui allait plaire aux enfants petits. Ah, tiens, disons, par exemple, des dinosaures et un méchant qui va être puni à la fin ! Très bien, ça. Et j’ai fait Le grobidon contre le mochgnac. Parfait pour les petits, à mon avis. J’avais tout bon ! Et pourtant, non ! J’avais oublié que le petit n’achète pas et qu’il faut passer par le filtre des parents. Si le père, le soir, ne se met pas en costume de Mochgnac, pour raconter, ça ne va pas marcher ! Et quand il rentre crevé du boulot, il ne peut pas se mettre en costume de Mochgnac ! Alors j’ai abandonné. Un peu après, j’ai fait Dieux et maintenant, je ne ferai que des choses comme Dieux. (clin d’oeil de Thierry Dedieu au public)

Marie-Hélène Roques Votre Petit Chaperon rouge qui est fait en collaboration avec Jouy en Josas, est-ce que c’est un joli livre ?

T.D. – Ah oui, j’ai réussi ! C’est un livre de Noël, ça ! Mais, j’avais envie de me coltiner au Petit Chaperon rouge. C’était un vrai challenge !

M.H.R Pourquoi avez-vous choisi un décor de toile de Jouy ? Etiez-vous sponsorisé ?

T.D. – Après Barbe-Bleue, j’ai eu envie de faire un Petit Chaperon rouge. Au départ, je voulais le faire en papier découpé et inclure des connotations sexuelles « non visibles par les enfants ». Finalement, je ne l’ai pas fait. Puis, j’ai participé à un concours dans le Val de Marne, département qui offre un album à chaque nouveau-né. C’est à ce moment là que j’ai découvert la toile de Jouy et que j’ai appris que les décors racontaient des moments historiques ou mythologiques.

M.H.R Lorsque vous avez choisi la version Perrault, avez-vous pensé aux parents qui préfèrent celle de Grimm ?

T.D. – Moi, je suis méchant ! Pour moi, celle de Grimm n’est pas la bonne fin.

M.H.R Quand parait en librairie un nouveau Petit Chaperon Rouge, c’est à 80% une version Grimm !

T.D. – Moi je l’ai fait pour tout le monde, je n’ai pas ciblé les petits.

M.T. Est-ce que vous collaborerez avec d’autres auteurs ou illustrateurs comme pour Dieux ?

T.D. – C’est difficile ! Pour celui-là justement, ça ne s’est pas bien passé. Par exemple, cette double page représentant les statues de l’Ile de Pâques, je ne suis pas d’accord avec l’illustrateur. Pour L’Ogre, l’éditeur m’a envoyé le texte, mais il n’a pas voulu que nous collaborions, l’auteur et moi. En voyant mes illustrations, l’auteur a eu un choc, puis il a considéré que c’était l’avis d’un lecteur. L’illustration est une lecture du texte et l’auteur a accepté. Une collaboration aurait sûrement donné autre chose.

M.T. Pouvez-vous parler de votre formation de biologiste ?

T.D. – J’ai fait deux ans en IUT. Je voulais porter un chapeau de paille et observer les petites bêtes comme Jean-Henri Fabre. Et puis, je me suis retrouvé en hôpital à Paris, à faire des analyses de sang et d’urine. Là, j’étais mal ! Je me suis sorti de ça. Et ce qui est resté, c’est ma passion d’enfant plus que mes études. Quand j’étais petit, je gardais une boîte pleine d’eau de mare sous mon lit, pour attendre la naissance des larves. Petit, c’était ma passion… Voici Comme une soudaine envie de voler. Certaines illustrations reproduisent des gravures empruntées à de vieux livres. Le tome 2, Comme un poisson dans l’eau, sortira dans une quinzaine de jours.

M.T. Nous n’avons pas parlé des « suites » justement, Kibwe par exemple ?

T.D. Yakouba a une fin ouverte qui déstabilise. Je vais souvent voir des classes et les enfants me disent : « On vous a fait la suite de Yakouba. » Au bout d’un moment, je me suis dit : « Stop ! je vais faire la mienne ! Au moins pour moi. » Et mon éditeur a accepté. Et puis, j’ai pensé à faire une trilogie. Là, je suis en train de finir le troisième tome qui s’intitulera Yakoubwe. Mais ce sera vraiment le dernier. Très triste évidemment !

M.T. Vous n’avez pas envie d’aller vers la BD ?

T.D. – J’ai essayé. Mais c’est très long ! Cinq fois le temps d’un album et les éditeurs m’ont payé comme pour un album ! Je peux le faire mais c’est difficile à faire accepter.

M.T. – Pouvez-vous revenir sur votre façon d’écrire et sur ces fins déroutantes ?

T.D. – Avec Aagun, j’avais l’idée d’illustrer un proverbe africain : « A celui qui a faim ne donne pas de pain, donne du grain. » J’ai donc écrit un conte sur ce thème et je l’ai illustré en style asiatique car j’aime l’art asiatique. Au départ, j’ai voulu faire des chevaux, des armures, pensant que ça plairait aux enfants, puis je me suis dit que ça avait été trop vu. Alors, je me suis tourné vers les oeuvres de la calligraphe toulousaine Fabienne Verdier et je m’en suis inspiré.

Les fins ? J’aime bien dérouter. Ici, j’ai voulu finir l’histoire comme l’ont vécu les protagonistes, dans l’incompréhension. Ensuite, la lettre adressée à Aagun, un ou deux ans après, montre que les villageois ont compris. Sans cette clé là, nous n’aurions pas compris, nous non plus. C’est vrai que c’est difficile pour les enfants, même les illustrations, mais une fois qu’ils arrivent à la compréhension, ils sont vraiment contents. Dans une classe où les enfants n’avaient rien compris à cette histoire, j’ai repris tous les épisodes avec eux. En fait, ils avaient très bien compris, mais ils n’étaient pas satisfaits de la fin. Ils ne l’acceptaient pas. J’étais un peu atterré car l’instituteur ne les avait pas aidés. Quand on referme le livre, il y a un temps de questionnement, il faut discuter avec les enfants. Moi, j’ai besoin à chaque fois d’un médiateur entre les enfants et mes livres.

Des fins déroutantes, j’en ai écrit d’autres, par exemple Un loup au paradis. Regardez le titre imprimé couleur bonbon avec des petits nuages. C’est un piège : les gens achètent à cause de la couverture et, dedans c’est très différent ! C’est l’histoire d’un loup qui ne se sent pas très loup et qui envie les moutons. Comme vous savez que je suis méchant, vous vous dites « Il va tous les manger. » Eh bien non …

Question du public Envisageriez-vous d’écrire sans illustrations ?

T.D. – Non, l’album me va bien pour ce qu’il est. Pourtant, je passe plus de temps à illustrer qu’à écrire. En fait, pour moi, jusqu’à maintenant, je n’étais pas illustrateur. Les illustrations se suivaient et faisaient partie du récit. j’étais plutôt un graphiste qui faisait des livres. Je ne m’attendais pas qu’on me dise que telle ou telle image etait belle. Cela m’était égal. Maintenant, ça ne m’est plus égal !

Question du public : – Est-ce que parfois l’image peut modifier le texte ?

T.D. – Le texte est fait quand arrivent dans ma tête les illustrations, Illustrations qui sont au service du texte et non le contraire. Souvent, je vois des albums qui sont des prétextes à images. Oui, parfois l’image parasite le texte. Quand le texte est fort, un trait minimaliste, japonisant, suffit.

M.H.R. Fabienne Verdier a appris la calligraphie pendant plus de 10 ans et vous ?

TD. – Au moins quinze jours ! Oui, j’aurais aimé apprendre mais je n’ai pas les moyens. J’ai heureusement un accélérateur. C’est l’ordinateur. Ici, pour la tache de la première page. j’avais fait trois petites taches. Je les ai grossies et manipulées à l’ordinateur et je suis arrivé à l’image définitive ! Autre exemple, pour L’Océan dans les yeux, j’ai peiné à faire les pastels. Comme la couleur, je ne sais pas faire, j’ai colorisé à l’ordinateur. Un jour, j’ai été piégé : pour Aagun, une médiathèque m’a demandé les originaux et j’ai été obligé de les faire… après !

Question du public Parlez-nous du Roi des Sables.

T.D. – Je voulais le réaliser comme un dessin animé tchécoslovaque d’autrefois. Puis j’ai changé d’avis. Imaginez-moi du côté de Gruissan, sur la plage, à cinq heures du matin, avec un château de sable d’un mètre environ. En fait, il était en polystyrène, recouvert de sable, afin que je puisse le bouger pour les photos. J’ai un peu bidouillé. Ensuite, quand le château est détruit par les vagues, je suis à quatre pattes. J’attends la vague. j’ai fait deux cents photos ! J’étais un peu mouillé, hein ! Ce roi, ce personnage en volume, il est presque vivant. J’ai adoré faire le livre comme ça, avec des photos et hors des conventions habituelles. Pour l’image des deux rois devant la fenêtre en ogive, je l’ai préparée dans mon jardin. Des enfants m’ont demandé comment j’avais fait pour prendre la photo de la larme. J’ai répondu : « Ben, dès qu’il a pleuré, tchak, j’ai pris la photo ! » Mais, en fait, j’ai fabriqué une larme en colle scotch. J’ai fini par leur dire, d’ailleurs, aux enfants …

( 19 octobre 2011 )

Quelle soirée ! Thierry Dedieu nous a offert une présentation de ses oeuvres et de techniques comme en un one man show ! Il a répondu, très à l’aise et avec humour, à toutes les questions, debout tout au long de la soirée, très près de nous, la parole facile, discours entrecoupé de tournures familières, ponctué de mimiques et postures comiques, jouant de son accent. Je ne sais s’il a convaincu tout le monde par sa manière d’expliciter ses choix et ses procédés, mais il nous a fait rire ! Au CRILJ, nous sommes divisés sur ce personnage médiatique. Alors on peut dire que ce soir-là, il a gagné en épaisseur, en complexité et en intérêt. Et puis, quand après Yakouba, on découvre L’océan dans les yeux, Le roi des sables et Aagun, on peut penser qu’il est au sommet de son art. Il était, en tout cas, au sommet de sa forme, pour le CRILJ, l’autre soir. (Martine Cortes)

Institutrice à la retraite, passionnée de littérature depuis toujours et de littérature de jeunesse en particulier, à titre professionnel et à titre personnel, Martine Cortes est secrétaire de la section régionale du CRILJ Midi-Pyrénées depuis 2009. A ce titre, elle ne manque jamais, quand elle n’est pas partie embrasser sa famille en Sologne, d’assurer le compte-rendu des rencontres organisées par le CRILJMidi Pyrénées et ses partenaires. Merci à elle pour nous avoir confié ce texte.

Hetzel découvreur de Jules Verne (et bien plus encore)

 

    L’année Jules Verne nous offre l’occasion d’une redécouverte, celle de son éditeur Hetzel. C’est Pierre-Jules Hetzel qui a lancé et, pour certains, « inventé » Jules Verne. Aujourd’hui, c’est grâce à Jules Verne qu’on prend la mesure de ce qu’a représnté Hetzel dans l’histoire de l’édition

Hetzel dans son siècle

     Hetzel (1814-1886) est le premier éditeur « moderne ». Il a inventé la marketing littéraire, combattu la contre-façon, mis en place une politique de droits pour ses auteurs avec lesquels il a négocié âprement sur la forme et sur le contenu de leur ouvrage pour obtenir la qualité éditoriale qu’il exigeait.

    C’est aussi un extraordinaire découvreur de talents : outre Jules Verne, il a publié Balzac, Musset, Sand, Hugo, Daudet, Stendhal, Proudhon, Michelet, Erckmann-Chatrian et le premier ouvrage de Zola, les Contes à Ninon. Il a accueilli dans sa maison des textes artistiques ou scientifiques de Flammarion, Guinet, Mendelsohn, Viollet-le-Duc. Il a également fait connaitre aux lecteurs français Andersen, Goethe, Poë, Tourghéniev, Tolstoï.

    C’est un vrai directeur artistique. Les illustrateurs auxuels il fait appel comptent parmi les gloires reconnues du XIXe siècle : Granville, Gavarni, Bertal, Gustave Doré. Mais il mobilise aussi une nouvelle génération de « reporters d’images » – Riou, Férat, De Neuville, Benett, Georges, Roux – pour donner de la vraisemblance aux images des Voyages Extraordinaires de Juless Verne.

    C’est un républicain laïc, avant que le mot laïcité n’entre dans Le Littré, qui a apporté un concours décisif à la fondation de la Seconde Répubique, s’est exilé à Bruxelles après le coup d’état du 2 décembre 1951 jusqu’à l’amnistie de 1859, a milité pour rétablir la concorde entre les Français après les épreuves de la Commune de Paris.

    C’est encore un auteur qui signe P.J. Stahl et qui, dès ses premiers écrits, se signale par des coups de maître : les Scènes de Vie Privée et Publiques des animaux (1840-42) avec la complcité de l’illustrateur Grandville et des plus grands écrivains de l’époque ; le Diable à Paris (1844), ouvrage à tiroirs sur le même modèle ; le Voyage où il vous plaira (1943), fantaisie quasi surréaliste. Mais, après des chroniques romanesques, des essais et des récits moralistes ou autobiographiques, il sa se consacer principalement – et les lecteurs de le revue du CRILJ s’en souviennent – à la littérature de jeunesse.

Hetzel et la littérarure de jeunesse

L’idée maîtresse d’Hetzel qand il fonde en 1843 son Nouveau Magasin des Enfants, c’est de proposer à la clientèle enfantine les œuvres des meilleurs écrivains de son temps : Balzac, Sand, Nodier, Dumas… L’éditeur part en guerre contre la « tisane littéraire », convaincu qu’il faut, quand on s’adresse aux enfants « ne semer que du bon grain… et monter aussi haut que puisse atteindre l’esprit humain ». Persuadé que l’image joue un rôle majeur dans le goût des enfants pour la lecture, il met en place avec Tony Johannot, un procédé qui intègre l’image dans le texte et permet une mise en scène de la page. Son grand projet, quand il rentre d’exil, c’est de créer un journal éducatif pour la jeunesse, son Magasin d’Educatin et de Récréation qu’il lance en 1984 av’ec le concours de Jean Macé, le futur fondateur de la Ligue de l’Eseignement, et… de Jules Verne recruté pour donner une caution scientifique au journal mais qui y donnera surtout, en prépublication, ses romans d’aventures. Ce Magasin sera prolongé par une Bibliothèque d’Education et de Récréation et, pour les plus jeunes, par la collection des Albums Stahl de Mademoiselle Lili, une héroïne due au talent du dessinateur Froelich. Il écrit également lui-même des adaptations-traductions comme les Patins d’argent ou Maroussia.

Hetzel et Jules Verne

     Mais c’est avec Jules Verne qu’Hetzel réalise pleinement son ambition : être, enfin, à l’abri des soucis d’argent, disposer d’un auteur célèbre qui lui fournit deux ouvrages par an, mettre sa griffe personnelle sur les ouvrages que sa maison publie.

    Plusieurs « verniens » ont glosé sur les rapports entre la maison Hetzel et Jules Verne. Charles-Noël Martin a, par exemple, soutenu, que Jules Verne aurait gagné un million et les Hetzel trois fois plus. Il y a ici confusion entre bénéfice et chiffre d’affaires. Au-delà des frais d’impression, de promotion, d’illustration et de distribution que supporte l’éditeur, il faut tenir compte des invendus qui reste à sa charge et du temps qu’il passe à relire et corriger les textes de l’auteur. Du vivant de Pierre-Jules Hetzel, Jules Verne se vend bien mais ce ne sera pas toujours le cas quand son fils Louis-Jules prendra sa succession, et encore moins quand Michel Verne tentera, après la mort de son père, de mettre en forme ses brouillons pour en faire des œuvres. Et Hetzel n’a cessé d’intervnir dans la rédaction de chacun des Voayages Extraordinaires, supprimant lourdeurs et répétitions, demandant ici qu’on rajoute une péripétie, là qu’on transforme un personnage, proposant des aménagement,, modifiant les dénouements et parfois même refusant l’ouvrage comme ce fut le cas pour Paris au XXe siècle, rédigé en 1863, un « livre de débutant » qui devra attendre 1994 pour être publié par Hachette et par le Cherche-Midi.

    En fait Hetzel et Jules Verne qui ont connu au départ de leur carrière des problèmes d’argent ont trouvé leur avantage dans cette collaboration. Le premier a pu faire agrandir et embellir sa maison de campagne à Bellevue et le second a acheté successivement ses trois bateaux, le Saint-Michel 1, le Saint-Michel 2 et surtout le Saint-Michel 3, un bateau à vapeur de 28 mètres de long qui lui permet d’accomplir des croisières en Méditerranée et dans les Mers du Nord.

    Au-delà des arrangments financiers que Jules Verne à plusieurs fois renégocié avec Hetzel, Jules Verne et Hetzel ont contracté un vrai « mariage » – c’est le mot qu’emploie Jules Verne. Mariage qui va élargir l’audience des œuvres pour la jeunesse à l’ensemble du public populaire et qui, conforté par les illustrations et les cartonnages de luxe que la maison Hetzel multiplie, touche aussi la clientèle des amoureux des livres.

    Ce mariage crée une double postérité. Hetzel à joué auprès de Jules Verne le rôle d’un père spirituel qui l’a mis au monde de la littérature. Jules Verne, au fil des années, représente pour Hetzel l’écrivain à succès que Stahl, pris par son destin d’éditeur, n’a pas su devenir.

( texte paru dans le n° 84 – juin 2005 – du bulletin du CRILJ )

 

Né en 1941, Jean-Paul Gourévitch est écrivain, essayiste, formateur, consultant international, spécialiste de l’Afrique et des migrations. Docteur en sciences de l’information et de la communication, il a enseigné l’image politique à l’Université de Paris XII et contribué à l’élaboration de l’histoire de la littérature de la jeunesse et de ses illustrateurs par ses ouvrages et ses expositions. Citons Les enfants et la poésie (l’Ecole 1969), Images d’enfance: 4 siècles d’illustration du livre pour enfants (Alternatives 1994), La littérature de jeunesse dans tous ses écrits 1520-1970 (CRDP Créteil 1998). Une douzaine d’ouvrages pour les enfants dont Le gang du métro (Hachette Jeunesse 2000) interdit à la vente dans l’enceinte du métropolitain par la RATP. Il travaille actuellement à un Abécédaire de la littéarature jeunesse à paraitre en 2013 à l’Atelier du Poisson Soluble.