Lire est comme une rencontre amoureuse qui n’aurait pas de fin

par Rolande Causse

    Parfois il est réconfortant de puiser chez des écrivains reconnus pour mieux s’enrichir et offrir cette manne aux jeunes.

    Catherine Millot, dans son livre O Solitude, dit : « Si je peux m’imaginer sans écrire, sans lire je mourrai à coup sûr. »

    Oui, l’heure glisse, le calme et le silence de la lecture essaime un monde clos, magique qui s’ouvre sur des aventures et des sentiments mêlés. Bienfait du moment.

    La lecture tel que la voit Catherine Millot peut être un chant, un bercement qui ondule où beauté, voyages, passions personnages vous prennent, vous enlèvent, vous élèvent…

    La lecture ouvre à soi, à l’autre, au sourire, à la bonté, à l’intelligence. Lumière du soir, voyage intérieur, vagabondage onirique, elle emporte et fait grandir.

    L’auteur écrit encore : « La bibliothèque est comme un cercle d’amis qui ne sont jamais importuns et toujours disponibles, une compagnie de rêve qui préserve la solitude et la peuple d’une infinie variété, d’univers d’êtres dont la singularité merveilleuse s’exprime à loisir. « 

    Lire offre « une vie surnuméraire ». Silence, vide, absence sont des espaces sacrés où l’amour, la création, le plaisir de lire et d’écrire peuvent advenir.

    Pour Roland Barthes avec lequel Catherine Millot se sent proche, « Les livres sont une fécondation d’autres livres. J’écris parce que j’ai lu » et « Ecrire est la seule réponse aux extases de la lecture. »

    Catherine Millot ajoute : « Le goût de la solitude et du silence comme celui de la lecture et de l’écriture est peut-être le goût de l’enfance, sa part préservée. »

    « Le goût de la solitude plonge dans le monde antique de l’enfance. »

    La lecture : une survie toujours possible, toujours présente, toujours offerte, un temps à préserver…

(avril 2013)

Rolande Causse travaille dans l’édition depuis 1964. Elle anime, à partir de 1975, de nombreux ateliers de lecture et d’écriture et met en place, à Montreuil, en 1984, le premier Festival Enfants-Jeunes. Une très belle exposition Bébé bouquine, les autres aussi en 1985. Emissions de télévision, conférences et débats, formation permanente jalonnent également son parcours. Parmi ses ouvrages pour l’enfance et la jeunesse : Mère absente, fille tourmente (1983) Les enfants d’Izieu (1989), Le petit Marcel Proust (2005). Nombeux autres titres à propos de langue française et, pour les prescripteurs, plusieurs essais dont Le guide des meilleurs livres pour enfants (1994) et Qui lit petit lit toute sa vie (2005). Rolande Causse est au conseil d’administration du CRILJ.

 

Psychanalyste lacanienne et écrivain, Catherine Millot est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages dont cinq dans la collection « L’Infini » aux Editions Gallimard : La Vocation de l’écrivain (1991), Gide Genet Mishima (1996), Abîmes ordinaires (2001), La Vie parfaite (2006) et O solitude (2011). Ce dernier titre est paru en février 2013 en collection Folio.

Au bon temps du Ministère

    L’attribution aujourd’hui du Grand Prix du livre pour la Jeunesse montre la volonté du Ministère délégué à la Jeunesse et aux Sports de mener une politique active en matière de livres pour les jeunes.

    C’est pourquoi trois axes ont été privilégiés :

– encourager la réflexion autour du livre pour les jeunes

– promouvoir la lecture des jeunes

– stimuler la création

    Pour la réflexion et la promotion, le Ministère aide un certain nombre d’associations à mener un travail de recherche autour du livre pour les enfants et les jeunes.

    Ainsi à titre d’exemple, il soutient des associations qui font un travail d’analyse de la production de livres pour enfants, telle l’association « Loisirs Jeunes ». Il aide financièrement l’organisation de colloques traitant de ce problème.

    Le dernier en date, organisé au mois d’octobre à Saint-Etienne par le Centre de Recherche et d’Information sur la Littérature pour la Jeunesse a montré tout le foisonnement d’idées qui existe dans ce secteur. Il a permis également de situer le climat de notre édition nationale. Ainsi, sur 360 éditeurs en exercice, 85 travaillent pour la jeunesse et publient plus de 5000 titres à raison de 80 millions d’exemplaires.

    Les principaux problèmes abordés, lors du Colloque : critères de sélection des manuscrits ou réédition de certains sujets tabous, ou au contraire provocations, auto-censure des auteurs désireux d’abord de se vendre, motivations d’achat et envie de lire, démocratie du choix et éducation du choix, écriture spécifique ou non – sont autant de questions posées par les animateurs et par les professionnels. Elles m’apparaissent bien être celles qu’il faut aborder et notamment les deux dernières.

    La question est en effet de savoir si la littérature générale n’est pas la seule littérature ? Bref, si elle n’est pas la seule littérature fabriquée par de vrais et grands écrivains, alors que la littérature pour jeunesse ne serait qu’une sous-littérature, un genre mineur à l’usage d’un public mineur. Ce qui est dit ici pour les auteurs, vaudrait aussi pour les éditeurs.

    Bien entendu, à ces questions je réponds non. L’écriture pour les adolescents n’est pas une écriture spécifique en ce sens où on la considère comme l’écriture du pauvre, comme l’écriture à l’usage des sous-lecteurs non encore formés, car bien souvent, on perçoit la littérature pour la jeunesse comme une littérature tout court, avec quelque chose en moins. En fait, il s’agit de tout autre chose. Elle est un autre genre, un autre parti, un autre mode d’expression avec ses chefs-d’œuvre et ses « navets », comme n’importe quel genre.

    Pour la démocratie du choix et l’éducation du choix, il me semble que l’essentiel pour que le livre prospère est qu’il soit partout, la bibliothèque ne doit pas être un lieu sacré d’enfermement. A la crèche, dans les locaux de PMI., dans la classe, dans les transports, à l’hôpital, l’enfant, le jeune doit côtoyer le livre.

    Ceci me permet d’aborder le deuxième axe de notre politique :

    La promotion de la lecture auprès des jeunes : lancé comme une sorte de bouteille à la mer, le livre est certes bon ou mauvais. Mais, il est toujours bon, s’il offre des qualités d’écriture, d’invention, de préparation et s’il s’adresse à l’adulte à travers l’enfant et à l’enfant à travers l’adulte, car il est le lien privilégié de tous les âges. Or les livres lus quand on est enfant ne s’oublient jamais. Qui sait même s’ils ne laissent pas en nous plus que les livres que nous avons lus plus tard ?

    C’est cette idée qui a initié la mise en place de l’opération La Forêt aux Histoires dont nous avons pu apprécier tout l’intérêt.

    Je voudrais tout spécialement remercier le président du Centre Georges Pompidou ainsi que le Directeur de la Bibliothèque Public d’Information de l’accueil qu’ils ont réservé à cette exposition. En accueillant l’exposition sur La Forêt aux Histoires, le Centre Georges Pompidou joue pleinement son rôle, c’est-à-dire être ouvert à toutes les formes d’expression, être un lieu de rencontre, un lieu de créations multiformes. Il démontre que les créations culturelles vont être de plus en plus au cœur de la vie de nos contemporains que tous, quel que soit l’âge, peuvent être actifs et créatifs lorsqu’ils disposent d’instruments d’expression adéquats.

    Cette exposition montre bien la créativité des enfants et tout le travail de formation qui a été mené durant cette opération. Il existe une forte demande de formation de la part des enseignants et des responsables qui ne trouvent que rarement dans leur formation professionnelle une réponse correspondant à leurs préoccupations dans ce domaine.

    Votre démarche d’apprivoisement du public par l’enfant est originale. Toute exposition qui a pour thème le livre ou la lecture rebute a priori les parents s’ils n’appartiennent pas un certain milieu intellectuel. Par ailleurs, souvent elle ne mobilise pas l’imagination enfantine.

    Or, La Forêt aux Histoires tient à la fois du cirque, de la parade, fait appel au fantastique des formes et des couleurs. Elle mobilise l’enfant qui entraîne ses parents. L’arbre sert d’annonce pour inciter à pénétrer dans le monde de la lecture. En outre, il s’agit là d’une mobilisation plus générale de la famille et du milieu environnant. Les adultes découvrent leurs enfants dans un autre contexte que le contexte familial ou scolaire. Il est important pour ceux-ci de voir avec quelle passion, quel intérêt, des enfants, même très jeunes, peuvent spontanément se précipiter sur les livres.

    Par ailleurs, La Forêt aux Histoires a fait participer à un même objectif, le Ministère délégué à la Jeunesse et aux Sports, celui de la Culture, de l’Education Nationale, du Fonds d’Intervention Culturelle, le Centre National des Lettres. Compte-tenu de son intérêt, un nombre important d’organismes très divers y a participé. Je n’en citerai que quelque uns : associations familiales et de parents d’élèves, maisons pour tous, bibliothèques, écoles, écoles de beaux-arts, instituts médico-pédagogiques.

    Ainsi plus de 1000 enfants d’origines très diverses, ont participé à cette animation en lisant beaucoup de livres. Plus de 45 000 visiteurs ont pu découvrir 300 livres pour les enfants et les jeunes, à Cugnaux, près de Toulouse, à la Seyne-sur-Mer, à Brest, à Grand-Quevilly, à Besançon, et dans tout le département des Yvelines.

    L’exposition que nous avons visitée montre bien l’extraordinaire force créatrice qui a stimulé l’effort des enfants, des éducateurs, des bibliothécaires, pour aboutir à ces forêts toutes bruissantes d’idées, de formes, de couleurs, de matières.

    Le livre dans la vie quotidienne de l’enfant est en fait un vaste sujet. Mais l’absence du livre dans cette vie, le livre délaissée rejeté, le livre objet d’indifférence ou de rancune, voilà qui soulève bien des problèmes. En fait, si le livre a une place si faible dans la vie quotidienne de l’adulte, c’est peut-être parce que trop d’enfants d’hier ne l’ont pas connu. A travers le livre, c’est toute la culture ou presque qui prend racine dans la vie. La Forêt aux Histoires constitue dans aucun doute, l’un des moyens pour mieux connaître le monde de la lecture.

    Mais, aujourd’hui, la communication et l’expression passent massivement par l’audiovisuel. Certes, quelques émissions sur les livres pour les jeunes existent déjà sur les différentes chaînes de télévision : Les pieds au mur sur TF1, Bouquin, Bouquine coproduit avec la Ligue Française de l’Enseignement et de l’Education Permanente et Antenne 2, Des livres pour nous sur FR3, et, à la radio, Le livre, ouverture sur la vie (émission hebdomadaire de Monique Bermond et Roger Boquie sur France Culture). Mais, elles me semblent peu importantes par rapport à l’enjeu, c’est-à-dire le goût de la lecture chez les jeunes. Pourquoi, alors, ne pas imaginer que la télévision puisse faire un effort supplémentaire dans ce domaine et fasse connaître de nouveaux talents ?

    Promouvoir la création, découvrir de nouveaux talents, telles sont en fait les raisons pour lesquelles le Ministère délégué à la Jeunesse et aux Sports de 8 à 12 ans et intitulé Grand Prix du Livre pour la Jeunesse.

    Un des problèmes de l’édition française est certainement la relative rareté des auteurs et beaucoup de textes publiés en France pour les jeunes sont des traductions. On dira que les éditeurs privilégient dans leur programme les œuvres déjà recommandées par un succès international, que les maisons étrangères offrent peu de chance aux livres français d’être mieux connus dans le monde. Quoi qu’il en soit, beaucoup de progrès restent à faire, et le gouvernement a entrepris une action dans ce sens.

    Le Grand Prix du Livre pour la Jeunesse prend part à cette politique en cherchant de nouveaux auteurs, notamment pour les 8-12 ans, créneau particulièrement difficile à cerner au niveau de la demande. La découverte de nouveaux auteurs devrait constituer un des facteurs pour augmenter la diffusion du livre pour les jeunes aussi bien en France qu’à l’étranger. En effet, la diffusion du livre français à l’étranger est une des priorités du gouvernement à la fois sous l’angle du commerce extérieur et sous l’angle du rayonnement culturel.

    Voilà en quelques mots les actions menées par le Ministère délégué à la Jeunesse et aux Sports qui complètent celles d’autres Ministères et notamment celui de la Culture. Elles devraient permettre l’accès à un public élargi et préparer dès aujourd’hui les lecteurs de demain.

( texte paru dans le n° 19 – 15 mars 1983 – du bulletin du CRILJ )

Née en 1945 à Nevers (Nièvre), Edwige Avice est diplômée en lettres, en sciences politiques et en commerce international. Elle est nommée, après la victoire de François Mitterrand, Ministre déléguée à la Jeunesse et aux Sports auprès du Ministre du Temps Libre, André Henry. Elle devient Ministre déléguée au Temps libre, à la Jeunesse et aux Sports dans le troisième gouvernement Mauroy. Femme politique qui a la plus grande longévité ministérielle. Edwige Avice est aujourd’hui encore une experte en défense au niveau européen. Nommée Chevalier dans l’ordre national de la Légion d’honneur en 1998, par le gouvernement de Lionel Jospin, elle est promue au grade d’officier par Nicolas Sarkozy (promotion de Pâques 2009), au titre du Ministère de la Santé et des Sports.

 

Créé en 1981 par le Ministère de la jeunesse et des sports et le Centre de Recherche et d’Information sur la Littérature pour la Jeunesse (CRILJ), le Prix du Livre pour la Jeunesse de Ministère de la jeunesse et des sports, avait pour but de favoriser la création et la diffusion des livres de qualité pour les jeunes et de découvrir et promouvoir de nouveaux talents littéraires. Deux jurys, l’un composé d’adultes, l’autre de jeunes de 11 à 14 ans. Le prix récompensait deux romans ou contes inédits d’expression française, sur manuscrit anonyme. Il fut, en 1992, remplacé par le Prix du roman jeunesse du Ministère de la jeunesse et des sports,

L’Asie dans les livres pour enfants

par Christiane Abbadie-Clerc

      La sagesse orientale, mais aussi l’humour bouddhiste ou taoïste, l’amour de l’art et de la nature, la transmission rituelle de la connaissance entre le maître et le disciple, et le dépaysement d’une culture très visuelle, fascinent les auteurs et illustrateurs pour la jeunesse. L’arrivée des artistes et auteurs asiatiques sur l’espace européen et hexagonal grâce aux co-éditions mises en œuvre dans le cadre international dela Foirede Bologne, a fortement contribué à renouveler l’inspiration et les codes esthétiques des créateurs occidentaux.

     L’idée du conte initiatique se transmet, tel un signe calligraphique, très simplement dans une image, un poème graphique, des personnages simples aux caractères forts. Et la référence à l’Asie traditionnelle est en quelque sorte un prétexte pour aborder des thèmes universels : l’art et la nature, la violence et la liberté, la sagesse intérieure face à la tyrannie des puissants, comme en témoigne la démarche d’Yves Heurté et de Claire Forgeot dans Le Livre de la Lézarde, mais aussi, (pour reprendre un classique ancien): Marguerite Yourcenar et Georges Lemoine dans Comment Wang Fô fut sauvé ou encore Claude et Frédéric Clément à travers Le peintre et les cygnes sauvages : la contemplation de la beauté naturelle, est aussi une réponse aux agressions extérieures.

    Paradoxalement ce sont les auteurs orientaux qui ont la volonté de sortir des cadres traditionnels, à la recherche d’une modernité qui tient aussi à l’influence des Mangas.

   Les albums japonais pour les tout-petits sont des imagiers parfaits, dans leur dépouillement, l’art très « zen » de mettre en valeur les objets et les éléments de l’environnement à travers les formes et couleurs très stylisées.

    La Chine, le Vietnam,la Corée, les montagnes du Tibet et l’Inde offrent un répertoire inépuisable de contes éducatifs animaliers, de génies et de dragons dont le « Livre de la jungle » (une référence à ne pas oublier) condense la saveur originelle. La modernité intervient dans les messages contemporains de solidarité et d’humanité.

    L’écriture dans l’image, la pensée de la nature qui rejoignent l’art et la poésie, la pédagogie par l’humour, la simplicité et la stylisation du dessins et des textes épurés mais aussi la magie du rêve sont les apports essentiels de cette « littérature en couleurs » de l’Asie, un continent à découvrir dans son actualité complexe, à travers les échanges d’une grande richesse entre les créateurs. Une façon de prendre du recul face à notre culture européenne quelque peu figée dans ses certitudes.

    Les coups de cœur présentés ne prétendent pas épuiser une thématique aussi riche ou délivrer un message autre que celui de l’intelligence du cœur pour rassembler autour de ces titres toutes les générations de lecteurs. Des médiations très différentes et complémentaires croisent les points de vue de « médiathécaires », enseignants, libraires ou conteurs, à l’œuvre dans l’équipe du CRILJ Pau-Béarn.

( écrit pour le salon Frissons d’Asie à Borderes – 16/17 octobre 2010 )

 

Christiane Abbadie-Clerc travailla à la Bibliothèque Publique d’Information du Centre Georges Pompidou dès les années de préfiguration. Elle y créa et y anima la Bibliothèque des Enfants puis la salle d’Actualité Jeunesse et l’Observatoire Hypermedias. A noter l’ouvrage Mythes, traduction et création. La littérature de jeunesse en Europe (Bibliothèque publique d’information/Centre Georges Pompidou 1997), actes d’un colloque qu’elle organisa en hommage à Marc Soriano. Ayant dirigé, de 1999 à 2004, la Bibliothèque Intercommunale Pau-Pyrénées, elle est actuellement chargée de mission pour le Patrimoine Pyrénéen à la DRAC Aquitaine et s’investit à divers titres, notamment en matière de formation (accueil, accessibilité, animation), sur la question des handicaps. Elle est, depuis fort longtemps, administratrice du CRILJ.

Les difficultés de la création

 

« L’inédit fait peur aux adules, il ne fait pas peur aux enfants »

    L’adulte fait bagarre aux productions nouvelles de toutes ses forces, se rassurant avec les valeurs sûres : contes et mythes, qui nous rattachent à nos racines, textes d’auteurs devenus classiques, mais dont les thèmes parlent d’un monde déjà révolu. Parler du monde contemporain effraie.

   Personnellement, il m’a semblé capital que les enfants retrouvent dans leurs lectures le monde dans lequel ils vivent sans pour autant sacrifier l’imaginaire et la poésie.

    Je suis un des rares éditeurs à n’avoir publié depuis vingt cinq ans que des œuvres inédites, mais j’avoue qu’il faut y croire et avoir derrière soi, ce qui fut ma chance, une maison d’édition scolaire à la carrure solide qui m’a permis de faire mes petits essais de laboratoire.

    Faire accoucher sur le marché des auteurs et des illustrateurs jusqu’alors inconnus est une entreprise aujourd’hui parfaitement démentielle alors que la grande majorité des enseignants, des parents passent leur temps à installer des chevaux de frise sur leur plage personnelle pour ne pas avoir à se remettre en question sous l’assaut de ces nouveautés dérangeantes (il y aurait notamment beaucoup à dire sur l’anthropomorphisme animal qui évite aux humains de se mettre à découvert…). Je comprends la politique éditoriale mitigée de nombre de mes confrères (je viens d’y sacrifier dans ma collection pour adolescents, et, serai-je en mesure de résister pour les autres collections ?).

    J’ai lancé « Tire Lire Poche » pour que le gosse achète lui-même son livre. Je l’ai voulue comme une collection tremplin, par comme une fin en soi, destinée à débloquer à la lecture les gosses qui ne lisent plus ou peu. Je suis partie du terrain, c’est-à-dire d’une connaissance des besoins de l’enfant à partir de nombreux entretiens dans des classes avec des enseignants ouverts, conscients des problèmes de lecture criants dans notre société en mutation. Tout enfant a le droit de découvrir le plaisir de lire et pas seulement une certaine élite.

    Je n’ai publiée que lorsque des preuves réelles d’intérêt et de déblocage à la lecture avaient été constatées après la lecture des manuscrits « Tire Lire ».

    Des enseignants, des documentalistes, des conseillères pédagogiques ont participé à ce travail. Le résultat, à mon sens extrêmement positif auquel je suis heureuse d’avoir pu atteindre, c’est que l’enfant qui a pu lire deux ou trois « Tire Lire » est ensuite apte à lire seul des œuvres plus difficiles et plus élaborées qu’il n’aurait pu aborder d’emblée.

   L’enfant qui, par exemple a lu avec passion, le mot n’est pas trop fort, Pépé révolution de Jean-Paul Nozière, porte un regard nouveau (et non plus conditionné par l’adulte) sur le troisième âge.

    Mais trop de problèmes contemporains risquent de placer les adultes dans des situations gênantes et l’adulte n’accepte pas d’être mis en question, voire piégé par l’enfant et d’avoir à dialoguer avec lui, comme s’il avait à se disculper alors qu’il s’agit de tenter de communiquer.

    Le dialogue ne débouche-t-il pas sur la confiance réciproque et sur une plus grande ouverture d’esprit, à partir de points de vue divergents ? C’est mon sentiment.

    Si « Tire Lire » touche aujourd’hui le grand public par l’intermédiaire de libraires jusqu’alors réticents, c’est grâce à l’action d’enseignants qui ont accepté de tester les ouvrages manuscrits et qui devant les réactions fructueuses et positives obtenues, ont tenu à contribuer à les faire connaître autour d’eux.

(texte paru dans le n° 18 – 15 décembre 1982 – du bulletin du CRILJ)

 

Née à Guéret (Creuse), Thérèse Roche a passé son enfance dans la maison familiale, en pleine nature, et dans la librairie de sa grand-mère. Elève au lycée Fénelon à Paris, puis études de droit, licence ès lettres et diplôme d’études supérieures. Directrice, de 1958 à 1988, des productions pour la jeunesse des éditions Magnard (collections « Fantasia » , « Le temps d’un livre », « Tire lire poche » et nombreux albums). Thérèse Roche publie son premier livre pour la jeunesse, Le Naviluk, en 1983, roman qui reçoit le Prix de la Science-fiction française pour la jeunesse. Nombreux titres, chez Magnard, et dans la collection d’ouvrages à prix réduit « Lire c’est partir » de Vincent Safrat. Depuis 1989, existence tranquille entre écriture et interventions dans les bibliothèques, établissements scolaires et salons du livre. « L’une des plus grandes joies que j’éprouve est de dialoguer avec ses jeunes lecteurs. »

La presse et la littérature pour la jeunesse : une expérience en vraie grandeur dans le Loiret

 

 

    Depuis le 5 octobre 1983, en avant-dernière page du supplément hebdomadaire Loisirs 7 de La République du Centre, parait une rubrique lire à belles dents entièrement consacrées aux livres pour enfants et à la littérature pour la jeunesse.

    A côté du titre, un dessin signé Nathalie Guéroux représente un enfant rigolard dévorant un livre avec couteau et fourchette. Le ton est donné : il s’agit d’essayer de transmettre aux lecteurs du journal (enfants et adultes) le plaisir gourmand que l’on a eu à découvrir – seul ou à plusieurs – un album, un roman, une bande dessinée, un documentaire.

    Sous le titre et le dessin, deux articles (plus rarement un seul) occupent la plus grande partie de la page. Chaque texte présente un livre, la forme étant laissée à l’appréciation des rédacteurs : compte rendu de lecture, réflexions contradictoires, transcription de discussion, interview, lettre à l’auteur, etc. Il est simplement demandé de ne pas être trop long et de toujours avoir à l’esprit que les lecteurs du journal n’auront, le plus souvent, pas de connaissances préalables des livres dont il est question. Les textes sont signés (il doit être possible d’écrire aux rédacteurs) et les références des livres sont données le plus précisément possible.

    Le bas de chaque page, un tiers environ, est consacré aux informations concernant les initiatives en faveur de la lecture et du livre pour la jeunesse. Ces « brèves » rendent compte prioritairement de l’actualité du Loiret, mais signale également, quand l’intérêt le justifie, les manifestations hors-département. S’il reste de la place, une ou deux présentations de nouveautés complètent la page.

    Cette animation « littérature pour la jeunesse » associée à la parution d’une rubrique régulière dans un quotidien régional est actuellement unique dans la presse française. Elle est, selon moi, résultante d’une triple circonstance : à un bout, le désir de Dominique Lemort, institutrice, à qui revient l’idée première ; à l’autre bout, l’accord quasi-immédiat de La République du Centre ; entre les deux, l’accueil unanimement favorable des personnes et organismes sollicités.

    Le dernier point est important : il était, bien évidemment, exclus qu’un tel projet puisse reposer sur le seul enthousiasme de quelques individus et ce n’est qu’en associant un grand nombre de partenaires – bibliothécaires, animateurs, enseignants, libraires, parents d’élèves, association – que l’entreprise prenait son sens et devenait possible.

    Les premières démarches furent certes le fait d’un groupe restreint. Entre début juin et fin septembre 83, seules cinq personnes (Robert Arnoux, Bruno Chevalier, André Delobel, Nathalie Guéroux, Dominique Lemort) travaillèrent au projet : mise au clair d’une sorte de « déclaration d’intentions », prise de contact avec le journal, diffusion de la déclaration et convocation d’une « assemblée générale » des personnes intéressées, rencontres avec le responsable de « Loisirs 7 » aboutissant à une page éditoriale et à une pré-maquette de la rubrique (titre, dessin, organisation de la page).

    Le 27 septembre, près de cent personnes participèrent à la réunion de mise au point définitive du projet. Dans le journal du lendemain, paraissait un article qui précisait : « les personnes ayant assisté mardi soir à la réunion de l’Ecole Normale savent que le succès de l’entreprise dépend de la participation du plus grand nombre : des articles ont été promis, ils sont également attendus ».

    Depuis, un « groupe de coordination » à effectif variable assure la liaison entre les personnes participantes et le journal. Son rôle n’est pas d’écrire mais simplement de veiller au bon cheminement des articles et à la parution régulière de la rubrique.

    En conclusion – pour être complet et aider à mieux estimer quels sont, aujourd’hui, les points forts et les points faibles d’une telle entreprise – je livre trois remarques en forme d’interrogation :

1) de fait, l’adresse centralisatrice est celle de la Coopérative du Livre, par ailleurs librairie-relais du CRILJ. C’est également la « coop » qui, le cas échéant, offre les livres. L’aide apportée est déterminante, mais est-il possible de concilier sans ambiguïté soutien au projet et promotion du magasin ?

2) de fait, le groupe de coordination est souvent réduit à deux personnes : Robert Arnoux (rayon jeunesse de la « coop ») qui gère le haut de la page et André Delobel (secrétaire du CRILJ orléanais) qui gère le bas. La situation a ses avantages et la réunion de « mise en page » du jeudi soir est rondement menée, mais n’y a-t-il pas aussi risque d’usure ou de crispation ?

3) de fait, la rubrique lire à belles dents est une page gratuite pour La République du Centre. S’il s’agissait de sport ou de spectacle, les collaborateurs occasionnels seraient rémunérés à la pige. La littérature pour la jeunesse a, sans conteste, été admise par La République du Centre, mais peut-on dire qu’elle y est reconnue ?

    Sans attendre réponses à ces questions, lire à belles dents parait chaque semaine. Nous savons que la page est lue. La République du Centre a promis une durée de vie de deux à trois ans avec, si le magazine augmente sa pagination, passage à deux pages et introduction de la couleur : dans le Loiret, nous lisons, nous écrivant, nous rêvons.

( texte paru dans le n° 23 – juin 1984 – du bulletin du CRILJ )

Maître-formateur retraité, André Delobel est, depuis trente ans, secrétaire de la section de l’orléanais du CRILJ et responsable de son centre de ressources. Auteur avec Emmanuel Virton de Travailler avec des écrivains publié en 1995 chez Hachette Education, il a assuré pendant quatorze ans le suivi de la rubrique hebdomadaire « Lire à belles dents » de La République du Centre. Il est, depuis 2009, secrétaire général du CRILJ au plan national.

Pour des bibliothèques populaires vivantes

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par Laurence Warot

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    Toutes les enquêtes sur les lecteurs montrent que l’usage du livre n’a pas disparu avec la prépondérance actuelle de l’image et du son par la radio et la télévision, les vidéocassettes ou l’ordinateur.

    Mais aujourd’hui, pour que l’usage du livre contribue réellement à la formation du plus grand nombre des enfants, des adolescents et des adultes, toute bibliothèque populaire ne peut plus se contenter de distribuer des livres. Elle doit susciter une animation attractive et formative autour du livre. Les temps ont bien changé.

    Cette animation ne se borne pas à l’animation ordinaire, ignorante de la dynamique de la lecture. Il s’agit de créer en permanence une animation spécifique où la lecture à haute voix, les jeux de découvertes, les expositions d’images, les sorties thématiques, les manifestations sportives ou touristiques comme les rencontres avec des auteurs sont centrés sur l’éveil ou le désir et le développement de la capacité de lire.

    Beaucoup de bibliothécaires sont forts en bibliothéconomie et c’est tant mieux. D’autres ont un goût utile des relations sociales, mais ils n’ont pas été formés à cette animation.

    Les médiathèques se sont imposées avec l’air du temps. Mais le plus souvent elles sont centrées, avec leurs disques et leurs cassettes, sur l’image et le son.

    Comment devient-on une animatrice de bibliothèques ? Mon exemple plutôt banal peut guider certaines vocations.

    J’avais vingt ans. Plus que toute activité de loisir j’aimais passionnément lire et faire lire. J’ai eu la chance de rencontrer un mouvement d’éducation populaire qui organisait une école de deux ans pour former des animateurs de bibliothèque populaire J’ai suivi avec grand intérêt cette formation sanctionnée par un diplôme.

    Au cours de la seconde année nous avons appris à travailler à la bibliothèque pilote de Clamart « La joie par les livres ». C’était un ensemble d’activités au cœur d’une cité populaire où habitaient de nombreux jeunes. En ce lieu accueillant, le livre à la main, on s’initiait à la culture des fleurs et des légumes. A côté, d’autres s’essayaient à cuisiner des recettes fournies par les livres de cuisine. Autour d’une cheminée c’était « l’heure du conte » pleine d’histoires de fées enchanteresses. A d’autres heures, c’étaient les nouvelles du monde qui étaient expliquées à la curiosité d’autres lecteurs.

    J’ai appris ainsi à rendre le livre vivant pour des groupes variés dans des lieux variés qui élargissaient l’horizon de la bibliothèque. On transformait la bibliothèque elle-même. C’est dans cet esprit que j’ai pu lancer une bibliothèque municipale dans le sud de la France.

    Pendant vingt années où j’ai habité cette région j’ai pu me perfectionner dans l’animation, l’art de faire vivre une bibliothèque, pour tous les âges et en toute condition sociale.

    Ensuite, dans le Nord, j’ai pu agir ainsi dans une bibliothèque populaire avec des succès renouvelés auprès de lecteurs et lectrices souvent transformées mais cet art de l’animation n’est pas toujours compris et accepté par les bibliothécaires, plus économes de leur temps et de leur enthousiasme.

    C’est vrai qu’il faut beaucoup de travail pour faire vivre des réseaux d’animation, pour trouver le temps d’écouter les lecteurs, de leur parler afin de faire partager un art de vivre avec le livre.

    Il faut réveiller cette merveilleuse propriété qu’offre la lecture pour atténuer les chagrins, les peurs, les souffrances souvent silencieuses du quotidien. Un livre peut donner une émotion qui aide à vivre quand la vie en société devient difficile au point de nous écraser.La passion de la lecture peut aussi apporter la plus grande joie que je connaisse.

On comprend que certains administrateurs de bibliothèques puissent prendre peur. Mais une telle conception vivante de la maison du livre finit toujours par l’emporter.

Nous avons ainsi confiance. Comme me disait récemment un ami, on peut perdre une bataille, on n’a pas pour autant perdu la guerre.

(texte écrit en 1990 à la demande de Joffre Dumazedier, fondateur de Peuple et Culture)

 

Bac en poche et après une solide formation d’animatrice socioculturelle Peuple et Culture assurée par Joffre Dumazedier, Laurence Warot crée en 1973, à Ibos (Hautes-Pyrénées), sa première bibliothèque. Elle en créera également une à Saint Tropez (Var), en 1980, et à Essomes sur Marne (Aisne) en 1991. Responsable plusieurs années d’une bibliothèque de comité d »entreprise de la SNCF à Lille (Nord), elle fut également directrice de MJC, journaliste, directrice d’agence immobilière. Nombreuses activités bénévoles, notamment au Secours Populare. Merci à Laurence Warot pour nous avoir confié ce texte.

Enquête sur la lecture

Dans ses numéros 57, 58, 59, Le Français aujourd’hui a esquissé un panorama de l’édition contemporaine pour la jeunesse. La chronique du présent numéro analyse l’action de quelques concepteurs qui ont contribué à une évolution dans ce domaine. Mais, à l’autre bout de la chaîne, on sait combien difficile s’avère l’étude de la réception d’une œuvre et des conditions de son succès. Les éditeurs, pour leur part, n’ont-t-ils pas souvent conscience, en éditant un manuscrit, de « lancer une bouteille à la mer » ? La réussite d’un livre tient-elle à ce que le lecteur y retrouve certaines de ses propres préoccupations ? à la voix nouvelles qui les exprime ? à la résolutions de quelques conflits privilégiés ? Mais pourquoi Sa Majesté des mouches de William Golding, par exemple, nous paraît-il plus proche que L’île Rose de Charles Vildrac ? Enfin, dans quelle mesure l’environnement culturel (voir le succès des livres tirés des films de Walt Disney) et publicitaire peut-il être décisif ? C’est dans l’espoir de lever quelques une de ces inconnues que j’ai participé au printemps dernier à l’élaboration d’un questionnaire envoyé dans les écoles et les bibliothèques et dont les résultats ont été présentés en octobre 1982 au Colloque organisé par le CRILJ à Saint-Etienne.

    N’ayant pas travaillé au dépouillement des réponses, je voudrais dire d’abord quel fut l’étonnement et même la consternation de nombreux congressistes en apprenant que les livres qui arrivaient en tête dans les préférences des lecteurs de dix à treize ans étaient encore, outre les BD, Le Club des Cinq pour les garçons et Alice ou Fantomette pour les filles, Le Petit Nicolas figurant néanmoins en bonne position en compagnie de Mickey ! Le triomphe de la BD était manifeste chez les 14-15 ans pour qui le roman policier prenait la relève de ces premiers romans d’intrigue. Sans doute cette consternation, précisons-le, n’était-elle pas due à une objection personnelle à l’égard de ce genre de littérature dans la mesure où elle conserve la place qu’elle mérite ; car, il faut le reconnaître, la BD et l’aventure dans les séries, comme le conte pour les plus petits, correspondent bien aux goûts des lecteurs de cet âge. Mais de là à penser qu’elles battent tous les records aujourd’hui et que, si l’on se reporte à l’enquête d’André Mareuil effectuée en 1970, l’évolution actuelle semble avoir conduit à remplacer la Comtesse de Ségur ou Jules Verne par ce genre de récit, il y avait bien de quoi rendre perplexe ! D’autant plus que les réponses étaient adressées par des écoles et des bibliothèques où un effort important a été engagé en faveur de la lecture ! Tout ce travail n’avait-il donc servi à rien et le directeur d’une collection était-il fondé à déclarer (Le Monde de l’Education, décembre 1982) qu’il y a des best-sellers indiscutables pour la jeunesse et que Le Club des Cinq en est un depuis trente ans ? Bref, on sortait de la lecture de ces résultats comme écrasés sous le poids d’une « fatalité » du « goût » enfantin. Pour en avoir le cœur net, je me reportai alors aux tableaux qui avaient été dressés.

    Première constatation : à la question XVII (As-tu rencontré un écrivain ?), sur les 13% des sujets qui répondaient par l’affirmative, un seul enfant (sur 990 réponses répertoriées) prétendait avoir rencontré Enid Blyton – on se demande par quel miracle – tandis qu’un autre auteur pour enfants, Jacqueline Held, avait été rencontrée 65 fois dans les écoles ou les bibliothèques sans que les titres de ses livres apparaissent dans les pourcentages qui ont été fournis pour les questions I (Quel est en ce moment ton livre préféré ?) et IX (Veux-tu citer au moins trois titres que tu as lus ?). Un examen plus détaillé du tableau donnant les résultats des livres préférés par les 10-11 ans montrait aussi que si Tintin, Astérix, Le Club des Cinq, Alice ou Fantomette viennent en tête, le sondage laisse néanmoins apparaître 200 titres sur les 372 réponses. Dans cette grande dispersion, des groupes de titres cités une seule fois appartiennent en fait à des collections reconnues : Moumine le Troll et Le secret du verre bleu (Bibliothèque Internationale, Nathan), Les gars de la rue Paul et Sans famille (Livre de poche, Jeunesse), Charlie et la chocolaterie, James et la grosse pêche et Le Poney rouge (Folio Junior, Gallimard), Oma, Ferdinand la Magnifique et Chichois de la rue des Mauvestis (« Aux quatre coins du temps », Bordas). Enfin les nombreux Kastner, Gripari et même le Pépé Révolution de Nozière, 5 fois cités, s’ajoutent aux Marcel Aymé, aux Pagnol, aux Hemingway, Twain, Sempé, Goscinny, à l’orgueilleuse solitude du Seigneur des anneaux de Tolkien, etc. pour tempérer l’illusion première et suggérer que l’aventure peut prendre d’autres formes que celle du Club des Cinq. En réalité, une géographie plus complexe du goût des lecteurs se manifeste à travers ces 200 titres. Il y a là une vaste planète inconnue au sujet de laquelle nous manquons encore d’analyses. Il y a là aussi des aspirations qui demandent peut-être le support des grands tirages et des circuits de diffusion pour affirmer « magiquement » l’existence de best-sellers imprévus.

Et que conclure pour l’instant de ces remarques ? En premier lieu, il ne faudrait pas nier la permanence de certains phénomènes mis en lumière par l’enquête. Il importe, toutefois d’en atténuer les extrapolations et de refuser le nivellement des statistiques. Non pas pour dire seulement que les lectures des enfants reflètent en partie les rapports de force de l’édition contemporaine avec une opposition marquée entre des maisons de grande diffusion tirant à des millions d’exemplaires (Tintin, etc.) et d’autres dont les tirages s’élèvent parfois à quelques milliers (voir l’article du Français Aujourd’hui n°59). Mais pour montrer aussi que les régions qui ont répondu à l’enquête (Saint Etienne : 185 réponses, Orléans : 175, Isère : 149, Le Mans : 89, Paris : 224, etc.) sont souvent celles où un auteur rencontre les enfants et participe à l’animation du livre dans les écoles ou les bibliothèques. Sans doute à une enquête plus poussée montrerait-elle la relative variété des lectures des enfants interrogés par rapport à l’ensemble de la population enfantine française.

    Il reste que quelques conclusions plus évidentes de l’analyse nous intéressent au premier chef : d’abord celles qui touchent le goût des enfants pour l’histoire et ses péripéties ou pour les personnages plutôt que pour la manière de raconter ; ensuite l’autonomie croissante des lecteurs qui choisissent leurs livres (68%), les achètent eux-mêmes (1 sur 4) ou les empruntent (54%) soit à une bibliothèque, soit, pour les plus grands, à un « copain ». Enfin, si la lecture de loisir est bien une activité de délassement (on lit d’abord au « lit », dans « la maison » puis « dans la chambre »), les enfants préfèrent toutefois les « histoires vraies », pour les filles celles qui font rêver ou pleurer, les garçons celles qui font peur ; les deux groupes aimant surtout en parler « avec un copain » (51,5%), puis avec les parents (32%) et 6% seulement avec un enseignant ! Cette dernière affirmation, semble-t-il, constitue bien un défi qu’il nous appartient de relever…

( texte paru dans le n° 19 – 15 mars 1983 – du bulletin du CRILJ )

 

Professeur de littérature comparée et spécialiste de littérature de jeunesse, fondateur, en 1994, en relation avec les universités et les professionnels des métiers du livre, de l’institut Charles Perrault à Eaubonne (Val-d’Oise), très actif au plan international, Jean Perrot a dirigé de multiples travaux sur le conte et la littérature pour la jeunesse, organisé colloques et formations, publié de nombreux ouvrages parmi lesquels L’humour dans la littérature de jeunesse (In Press. 2000) Du jeu des enfants et des livres (Cercle de la librairie, 2001), Mondialisation et littérature de jeunesse (Cercle de la librairie, 2008). Il est le coordinateur, avec Isabelle Nière-Chevrel, du Dictionnaire du livre et de la littérature de jeunesse en France, à paraître en 2012 au Cercle de la librairie.