Enquête sur la lecture

Dans ses numéros 57, 58, 59, Le Français aujourd’hui a esquissé un panorama de l’édition contemporaine pour la jeunesse. La chronique du présent numéro analyse l’action de quelques concepteurs qui ont contribué à une évolution dans ce domaine. Mais, à l’autre bout de la chaîne, on sait combien difficile s’avère l’étude de la réception d’une œuvre et des conditions de son succès. Les éditeurs, pour leur part, n’ont-t-ils pas souvent conscience, en éditant un manuscrit, de « lancer une bouteille à la mer » ? La réussite d’un livre tient-elle à ce que le lecteur y retrouve certaines de ses propres préoccupations ? à la voix nouvelles qui les exprime ? à la résolutions de quelques conflits privilégiés ? Mais pourquoi Sa Majesté des mouches de William Golding, par exemple, nous paraît-il plus proche que L’île Rose de Charles Vildrac ? Enfin, dans quelle mesure l’environnement culturel (voir le succès des livres tirés des films de Walt Disney) et publicitaire peut-il être décisif ? C’est dans l’espoir de lever quelques une de ces inconnues que j’ai participé au printemps dernier à l’élaboration d’un questionnaire envoyé dans les écoles et les bibliothèques et dont les résultats ont été présentés en octobre 1982 au Colloque organisé par le CRILJ à Saint-Etienne.

    N’ayant pas travaillé au dépouillement des réponses, je voudrais dire d’abord quel fut l’étonnement et même la consternation de nombreux congressistes en apprenant que les livres qui arrivaient en tête dans les préférences des lecteurs de dix à treize ans étaient encore, outre les BD, Le Club des Cinq pour les garçons et Alice ou Fantomette pour les filles, Le Petit Nicolas figurant néanmoins en bonne position en compagnie de Mickey ! Le triomphe de la BD était manifeste chez les 14-15 ans pour qui le roman policier prenait la relève de ces premiers romans d’intrigue. Sans doute cette consternation, précisons-le, n’était-elle pas due à une objection personnelle à l’égard de ce genre de littérature dans la mesure où elle conserve la place qu’elle mérite ; car, il faut le reconnaître, la BD et l’aventure dans les séries, comme le conte pour les plus petits, correspondent bien aux goûts des lecteurs de cet âge. Mais de là à penser qu’elles battent tous les records aujourd’hui et que, si l’on se reporte à l’enquête d’André Mareuil effectuée en 1970, l’évolution actuelle semble avoir conduit à remplacer la Comtesse de Ségur ou Jules Verne par ce genre de récit, il y avait bien de quoi rendre perplexe ! D’autant plus que les réponses étaient adressées par des écoles et des bibliothèques où un effort important a été engagé en faveur de la lecture ! Tout ce travail n’avait-il donc servi à rien et le directeur d’une collection était-il fondé à déclarer (Le Monde de l’Education, décembre 1982) qu’il y a des best-sellers indiscutables pour la jeunesse et que Le Club des Cinq en est un depuis trente ans ? Bref, on sortait de la lecture de ces résultats comme écrasés sous le poids d’une « fatalité » du « goût » enfantin. Pour en avoir le cœur net, je me reportai alors aux tableaux qui avaient été dressés.

    Première constatation : à la question XVII (As-tu rencontré un écrivain ?), sur les 13% des sujets qui répondaient par l’affirmative, un seul enfant (sur 990 réponses répertoriées) prétendait avoir rencontré Enid Blyton – on se demande par quel miracle – tandis qu’un autre auteur pour enfants, Jacqueline Held, avait été rencontrée 65 fois dans les écoles ou les bibliothèques sans que les titres de ses livres apparaissent dans les pourcentages qui ont été fournis pour les questions I (Quel est en ce moment ton livre préféré ?) et IX (Veux-tu citer au moins trois titres que tu as lus ?). Un examen plus détaillé du tableau donnant les résultats des livres préférés par les 10-11 ans montrait aussi que si Tintin, Astérix, Le Club des Cinq, Alice ou Fantomette viennent en tête, le sondage laisse néanmoins apparaître 200 titres sur les 372 réponses. Dans cette grande dispersion, des groupes de titres cités une seule fois appartiennent en fait à des collections reconnues : Moumine le Troll et Le secret du verre bleu (Bibliothèque Internationale, Nathan), Les gars de la rue Paul et Sans famille (Livre de poche, Jeunesse), Charlie et la chocolaterie, James et la grosse pêche et Le Poney rouge (Folio Junior, Gallimard), Oma, Ferdinand la Magnifique et Chichois de la rue des Mauvestis (« Aux quatre coins du temps », Bordas). Enfin les nombreux Kastner, Gripari et même le Pépé Révolution de Nozière, 5 fois cités, s’ajoutent aux Marcel Aymé, aux Pagnol, aux Hemingway, Twain, Sempé, Goscinny, à l’orgueilleuse solitude du Seigneur des anneaux de Tolkien, etc. pour tempérer l’illusion première et suggérer que l’aventure peut prendre d’autres formes que celle du Club des Cinq. En réalité, une géographie plus complexe du goût des lecteurs se manifeste à travers ces 200 titres. Il y a là une vaste planète inconnue au sujet de laquelle nous manquons encore d’analyses. Il y a là aussi des aspirations qui demandent peut-être le support des grands tirages et des circuits de diffusion pour affirmer « magiquement » l’existence de best-sellers imprévus.

Et que conclure pour l’instant de ces remarques ? En premier lieu, il ne faudrait pas nier la permanence de certains phénomènes mis en lumière par l’enquête. Il importe, toutefois d’en atténuer les extrapolations et de refuser le nivellement des statistiques. Non pas pour dire seulement que les lectures des enfants reflètent en partie les rapports de force de l’édition contemporaine avec une opposition marquée entre des maisons de grande diffusion tirant à des millions d’exemplaires (Tintin, etc.) et d’autres dont les tirages s’élèvent parfois à quelques milliers (voir l’article du Français Aujourd’hui n°59). Mais pour montrer aussi que les régions qui ont répondu à l’enquête (Saint Etienne : 185 réponses, Orléans : 175, Isère : 149, Le Mans : 89, Paris : 224, etc.) sont souvent celles où un auteur rencontre les enfants et participe à l’animation du livre dans les écoles ou les bibliothèques. Sans doute à une enquête plus poussée montrerait-elle la relative variété des lectures des enfants interrogés par rapport à l’ensemble de la population enfantine française.

    Il reste que quelques conclusions plus évidentes de l’analyse nous intéressent au premier chef : d’abord celles qui touchent le goût des enfants pour l’histoire et ses péripéties ou pour les personnages plutôt que pour la manière de raconter ; ensuite l’autonomie croissante des lecteurs qui choisissent leurs livres (68%), les achètent eux-mêmes (1 sur 4) ou les empruntent (54%) soit à une bibliothèque, soit, pour les plus grands, à un « copain ». Enfin, si la lecture de loisir est bien une activité de délassement (on lit d’abord au « lit », dans « la maison » puis « dans la chambre »), les enfants préfèrent toutefois les « histoires vraies », pour les filles celles qui font rêver ou pleurer, les garçons celles qui font peur ; les deux groupes aimant surtout en parler « avec un copain » (51,5%), puis avec les parents (32%) et 6% seulement avec un enseignant ! Cette dernière affirmation, semble-t-il, constitue bien un défi qu’il nous appartient de relever…

( texte paru dans le n° 19 – 15 mars 1983 – du bulletin du CRILJ )

 

Professeur de littérature comparée et spécialiste de littérature de jeunesse, fondateur, en 1994, en relation avec les universités et les professionnels des métiers du livre, de l’institut Charles Perrault à Eaubonne (Val-d’Oise), très actif au plan international, Jean Perrot a dirigé de multiples travaux sur le conte et la littérature pour la jeunesse, organisé colloques et formations, publié de nombreux ouvrages parmi lesquels L’humour dans la littérature de jeunesse (In Press. 2000) Du jeu des enfants et des livres (Cercle de la librairie, 2001), Mondialisation et littérature de jeunesse (Cercle de la librairie, 2008). Il est le coordinateur, avec Isabelle Nière-Chevrel, du Dictionnaire du livre et de la littérature de jeunesse en France, à paraître en 2012 au Cercle de la librairie.