La littérature n'est pas un luxe

   Essayons d’y voir clair. On nous dit depuis plus d’un an que « Faire accéder tous les élèves à la maîtrise de la langue française est le premier objectif que le socle commun fixe à la scolarité obligatoire » (1) et que pour ce faire, il importe de développer un plan de prévention (précoce) de l’illetrisme. « Le premier rôle de l’école est d »apprendre à bien lire à tous les enfants. Elle doit leur permettre d’exercer cette compétence avc facilité et plaisir. C »est pourquoi dès l’école maternelle, les programmes donnenr la priorité à la maîtrise de la langue française » (2). On nous dit encore qu’un « illetré, c’est un adulte qui a été scolasisé mais qui a désappris faute d’apprentissages solides et de pratique suffisante. » (discours de Luc Châtel le 29 mars 2010 au Salon du livre. (3) Et que constate-t-on dans de très nombreuses classes ? Une réelle désaffection pour le livre … et la littérature.

    Les programmes 2002 avaient développé l’axe de la culture littéraire à tel point qu’un réel élan s’était fait sentir dans les pratiques des enseignants qui ont tenté dans les années qui ont suivi de tenir compte des injonctions. Exemple pour le cycle 3 : « Chaque année, deux ‘classiques’ doivent être lus et au moins huit ouvrages appartenant à la bibliographie de littérature de jeunesse contemporaine. » Cette bibliographie présentait six genres (album, roman, conte, théâtre, bande dessinée, poésie) et les enseignants se disaient que oui, peut-être, ils ne variaient pas suffisamment les lectures (le roman était le genre essentiellement lu) et ils se sont mis à emprunter ou acheter de nombreux livres authentiques pour leur classe et à se former. Les pratiques ont été diverses, certes, mais les pratiques étaient réelles. L’objectif annoncé (« faire de chaque enfant un lecteur assidu » – Bulletin Officiel HS n°1 du 14 février 2002) semblait partagé par bon nombre d’enseignants.

    Cet élan a été brisé : les emprunts ont fortement baissé, les pratiques en littérature sont restreintes, et même à l’école maternelle, certains inspecteurs de l’Éducation nationale constatent que les livres ne font plus partie du « paysage » de la classe ou de l’école. Comment est-ce possible ? Je rappelle, en répétant volontairement les premières lignes de ce texte, qu’un « illettré, c’est un adulte qui a été scolarisé mais qui a désappris faute d’apprentissages solides et de pratique suffisante.«  Où se cache actuellement la « pratique suffisante » ? Luc Châtel déclare qu’il a fallu réaliser « un recentrage salutaire sur les apprentissages fondamentaux. » Quand on compare les programmes pour le cycle 3, on constate que les injonctions en littérature étaient en 2002 développées en 10 374 caractères (sans espaces), plus trois documents d’accompagnement des programmes – Lire et écrire au cycle 3 et Littérature, cycle 3, CDNP, 2002 et 2004, coll. « Documents d’application des programmes » soient 12, 64 et 128 pages –, et le sont en 894 caractères sans espaces en 2008 plus un document d’accompagnement de 10 pages peu diffusé (Une culture littéraire à l’école, littérature à l’école, ressources pour le cycle 3, mars 2008). La littérature détournait-elle les enseignants et donc les élèves de la maîtrise de la langue française ? Non, me dira-t-on, la preuve en est que sa pratique est toujours prescrite : « Chaque année, les élèves lisent intégralement des ouvrages relevant de divers genres et appartenant aux classiques de l’enfance et à la bibliographie de littérature de jeunesse que le ministère de l’Éducation nationale publie régulièrement. » (B.O. HS n°3 du 19 juin 2008). La place réduite de cette annonce, la disparition du critère chiffré et le discours ambiant ont sans doute fait que les enseignants ne l’ont pas lue ou pas retenue. Ils ont retenu un amoindrissement et ils le répercutent ! Même à l’école maternelle où les demandes portent davantage sur la phonologie et le vocabulaire que sur de bons textes à faire découvrir. Au cycle des fameux « apprentissages fondamentaux », dont l’apprentissage de la lecture,  » [l]’appui sur un manuel de qualité est un gage de succès pour cet enseignement délicat.  » Et là aussi, certains discours des personnels d’encadrement donnent à cette phrase une importance prédominante alors qu’elle est immédiatement suivie de celle-ci : « La lecture de textes du patrimoine et d’oeuvres destinées aux jeunes enfants, dont la poésie, permet d’accéder à une première culture littéraire.«  (B.O. HS n°3 du 19 juin 2008). Et comment serait-il possible de viser certains objectifs en s’en tenant au manuel ? Par exemple, cet objectif extrait du programme pour le cycle 2 (Français, 2 – Lecture, écriture) : « les élèves apprennent aussi à prendre appui sur l’organisation de la phrase ou du textequ’ils lisent. Ils acquièrent le vocabulaire et les connaissances nécessaires pour comprendre les textes qu’ils sont amenés à lire. » Mais le manuel a le vent en poupe, il est aux yeux de certains le  » représentant  » du livre ! « À l’école primaire, l’usage de manuelsscolaires conformes aux programmes, dans l’esprit et dans la lettre, permet aux professeurs de disposer d’outils pédagogiques de référence et aux élèves de consolider leurs apprentissages. (…) car l’on n’enseigne pas sans livre, pas plus que l’on n’apprend sans livre, la photocopie nepouvant en tenir lieu. » (B.O. n°18 du 5 mai 2011). On aimerait lire de telles injonctions pour d’autres types de livres, contenant un écrit digne de ce nom.

En outre, j’ai l’impression d’avoir mal lu l’extrait du B.O. pour le cycle 2 : « La lecture de textes du patrimoine et d’oeuvres destinéesaux jeunes enfants, dont la poésie, permet d’accéder à une première culture littéraire. » ? Première culture littéraire ? N’a-t-elle pas débuté avant, à l’école maternelle ? Le même B.O., dans le programme pour l’école maternelle : « Les enfants se familiarisent peu à peu avec le français écrit à travers les textes lus quotidiennement par l’enseignant. Afin qu’ils perçoivent la spécificité de l’écrit, ces textes sont choisis pour la qualité de leur langue (correction syntaxique, vocabulaire précis, varié, et employé à bon escient) et la manière remarquable dont ilsillustrent les genres littéraires auxquels ils appartiennent (contes, légendes, fables, poèmes, récits de littérature enfantine). Ainsi, tout au long de l’école maternelle, les enfants sont mis en situation de rencontrer des oeuvres du patrimoine littéraire et de s’en imprégner. »

    Les convictions ne semblent pas partagées par tous les rédacteurs des programmes, c’est donc bien dès l’école maternelle que la littérature a toute sa place ! Mais pas seulement dans les discours (« lire aux élèves de façon précoce des textes de qualité, lesgrands textes de notre littérature, suscite le plaisir du texte et aide à la concentration de l’attention. » – Discours de Luc Chatel le 29 mars 2010), dans les classes ! Avec le soutien et l’encouragement des inspecteurs de l’Éducation nationale ! Et pas seulement pendant les vacances ! Enfin… une injonction d’un seul livre pour deux mois… (« Je crois encore qu’il est de ma responsabilité de ministre de l’Éducation nationale que la lecture ne s’arrête pas aux portes de l’École. » – Opération « Un livre pour l’été »).

    Il faut dire, et redire, pour terminer, que la faiblesse des injonctions vers « les livres » se mesure également par l’amoindrissement des injonctions à fréquenter les lieux de lecture. En 2002, on lit dans le texte des programmes : « Là encore, il convient de ne pas être pusillanime et de pousser chacun à emprunter fréquemment des livres dans les bibliothèques accessibles (BCD, bibliothèque publique du quartier, bibliobus, etc.). Un livre par mois au moins devrait être considéré comme une base même si l’onsait que, pour certains élèves, les lectures personnelles du cycle 3 passent encore beaucoup par la lecture à haute voix des adultes. » Plus rien à ce sujet dans les programmes 2008 (L’exhortation existe toujours à la dernière page du document d’accompagnement, qui l’a lue ?) (4) Si bien que ce sont très majoritairement les enfants de familles déjà acquises à cette culture si essentielle pour l’écrit qui en bénéficient et pas ceux qui risquent d’être les futurs illettrés par manque de pratique ET familiale ET scolaire.

    La littérature n’est pas un luxe, c’est sa fréquentation qui contribue à rendre les « apprentissages solides », c’est un bien social à partager dès la naissance. Les communes qui continuent à offrir des livres aux bébés, les collectivités qui s’engagent pour ouvrir des médiathèques l’ont compris. L’Éducation nationale l’oublierait-elle au quotidien ?

(1) http://eduscol.education.fr/cid50655/prevention-illettrisme.html

(2) idem

(3) http://www.education.gouv.fr/cid50954/prevention-de-l- illettrisme.html

(4) http://eduscol.education.fr/file/ecole/46/9/culture-litteraire-ecole_121469.html

 

Professeur des écoles, maître formateur, responsable de la médiathèque du Centre Départemental de Documentation Pédagogique des Ardennes, Annie Janicot est vice-présidente de l’Association Française pour la Lecture (www.lecture.org). Merci à elle pour nous avoir confié ce texte initialement paru en éditorial du numéro 115 de septembre 2011 des Actes de Lecture.