Autour du CRILJ, une naissance, une disparition

Naissance du centre Robinson

     La part grandissante occupée par la littérature de jeunesse dans le secteur de l’édition exerce sans doute son effet sur la manière dont les « prescripteurs » pensent leur action. Certes, il demeure chez beaucoup une âme militante, mais l’heure n’est plus au combat, en tout cas plus le même, et il s’agirait plutôt de gérer convenablement une victoire, même si cette dernière reste fragile et surtout inégalitaire. Les rôles évoluent, et les certitudes laissent place, ou devraient laisser place, à davantage de prudence et de souplesse. C’est peut-être ce qui justifie le mieux la « recherche », non pas une démarche arrogante s’avançant au nom de son expertise, mais un effort toujours renouvelé pour mieux comprendre ce qui est et ce qui a été. Ce dernier point est essentiel, car nous sommes dans un secteur qui vit sur deux modes absolument contradictoires, d’une part l’exploitation jusqu’à la corde de textes ou de thèmes toujours ressassés, d’autre part l’illusion de savoir enfin ce que serait l’enfance véritable et la célébration d’une non moins « vraie » littérature de jeunesse.

     D’autres considérations, moins réjouissantes, permettent d’expliquer le déclin du militantisme. Elles ont pesé sur le fonctionnement du site parisien du CRILJ et sur la décision de le fermer (1). Aujourd’hui, les livres et les archives qu’il abritait sont en cours d’installation dans de vastes locaux du site IUFM d’Arras, devenu école interne de l’université d’Artois. Le centre Robinson, ainsi nommé par symétrie avec les Cahiers Robinson créés en 1997, est conçu à la fois comme un lieu de recherche et un espace de documentation destiné à s’enrichir par d’autres collections et ouvert à toute personne intéressée par ces questions. Le CRILJ, pour sa part, a maintenu ses activités dans plusieurs régions, a ouvert un site, Le site du CRILJ, et a lancé une parution annuelle, Les Cahiers du CRILJ, dont le premier numéro pose la question Peut-on tout dire (et tout montrer) dans les livres pour la jeunesse ? André Delobel, son nouveau secrétaire général, diffuse également un intéressant Courrier du CRILJ/orléanais, qui rassemble régulièrement des annonces et coupures de presse. Le CRILJ est associé au centre Robinson, qui se donne pour objet non seulement la littérature de jeunesse dans son acception la plus « légitime », mais toutes les sortes de publications, qu’il s’agisse de la presse, du cinéma ou encore de la radio, sur laquelle un projet est en cours d’élaboration.

     L’histoire et la critique des livres pour l’enfance connaissent un essor sans précédent, marqué entre autres par le nouveau statut de La Joie par les livres, par la création de la revue en ligne Strenae de l’AFRELOCE, par le lancement prochain de la série « Écritures jeunesse » chez Minard, sous la direction de Christian Chelebourg, etc. En ce qui concerne le centre Robinson, issu d’un centre de recherche à dominante littéraire, sa coopération avec le CRILJ lui permet d’ajouter un volet concernant les politiques et les actions en faveur de la lecture. Cette dimension peut ainsi être travaillée en synchronie, d’autant que la plupart des  membres de ce centre ont pour charge la formation professionnelle des enseignants, mais aussi en diachronie : un séminaire est actuellement en cours d’organisation autour des « Grands témoins de la recherche et de la promotion des publications pour la jeunesse ». Cet intitulé suffisamment large ne restreint pas le domaine aux seules recherches universitaires mais fait place aux activités militantes, éditoriales, journalistiques, etc.

     Ce séminaire, qui se tiendra plusieurs vendredis de l’année universitaire, aura pour première invitée, le 3 décembre 2010, Janine Despinette. Son témoignage devrait être d’un grand intérêt car son parcours déborde largement la seule question de la littérature de jeunesse pour toucher aux questions de l’action culturelle depuis la période de la guerre : son époux, Jean-Marie Despinette, ayant lui-même eu une action importante chez les Compagnons de France, dans l’Office franco-allemand pour la jeunesse, etc. Janine Despinette est sans doute plus reconnue à l’étranger qu’en France, et son intervention portera le titre suivant : « Janine Despinette : un itinéraire de passeur dans le cadre européen ».

     Ce séminaire devrait également s’intéresser à la période comprise entre la fin de la première guerre mondiale, qui a vu l’essor du pacifisme et de l’ouvriérisme ainsi qu’une nouvelle approche de l’enfance, et la fin des années 60, marquée par l’effondrement brutal de ce modèle, auquel le CRILJ, par l’intermédiaire de ses responsables les plus anciens, est resté plus ou moins rattaché.

Décès de Jacqueline Dubois

     C’est dans ces circonstances que le décès de Jacqueline Dubois, un(e) de ces grands témoins, prend une signification particulière. Si l’on connaît assez bien son nom, c’est toujours associé à celui de son époux, Raoul Dubois, rencontré en 1945 dans une manifestation de défense de l’école laïque sur les marches de la Mutualité et avec lequel elle aura signé de nombreux ouvrages et articles. Il est assez difficile d’en savoir plus à son sujet, d’autant que les sites marchands mais aussi le catalogue de la Bnf mélangent allégrement ses ouvrages avec ceux d’une autre Jacqueline Dubois, une ancienne journaliste qui a écrit Le Petit Octobre et Le Gué du Ciel : mes années chinoises, et lui attribuent l’année de naissance de cette dernière.

     Notre Jacqueline Dubois est née le 16 janvier 1924 à Jalèches dans la Creuse, apparemment un peu par hasard puisque sa mère, Maximilienne Murgier, a toujours été Parisienne. Jacqueline n’a jamais connu l’identité de son père, et son nom de jeune fille, Szinetar, est celui de son beau-père, d’origine hongroise, qui l’a reconnue. Maximilienne Murgier était une institutrice très engagée dans le parti communiste, comme le sera sa fille, elle-même institutrice puis directrice d’école maternelle dans le quartier de la rue des Pyrénées, où elle vécut longtemps avec son mari (elle s’est retirée à L’Absie, dans la Vendée natale de ce dernier, après sa mort en 2004, d’abord dans la maison de famille puis en maison de retraite). Dans ce couple fusionnel, les activités étaient totalement partagées, et avec Raoul elle milita également à Ciné-Jeunes (2), aux Francas (3) – comité de rédaction de Jeunes Années, rédaction de Une Année de Lecture, supplément à Camaraderie -, au mouvement d’enfants Copain du Monde du Secours Populaire Français, ainsi qu’au CRILJ (Centre de recherche et d’information sur la littérature de jeunesse), dont elle aura été la première trésorière en 1963, alors que celui-ci était hébergé par l’IPN (Institut pédagogique national), ancêtre de l’actuel INRP (Institut national de recherche pédagogique). Mathilde Leriche en était la présidente, Natha Caputo et Marc Soriano les vice-présidents. 1963, année importante puisqu’elle voit aussi la naissance de La Joie par les livres. Année qui nous paraît désormais lointaine, et la mort de Jacqueline Dubois, pour certains de ses contemporains, marque la fin d’une époque où l’éducation et la culture populaires étaient des valeurs portées par une poignée d’humanistes, humanistes dont les convictions purent cependant prendre une allure quelquefois redoutable (4).

     Cette culture passait par les livres, mais aussi par la presse ou le cinéma, auquel les Dubois apportèrent beaucoup d’attention. Les anciens se souviennent avec émotion de leur petit appartement, au 6ième étage sans ascenseur, rue des Pyrénées, où se préparait notamment l’édition annuelle de Une année de lecture. À leur actif, la rédaction de plus de 25 000 fiches critiques de livres pour enfants de 1950 à 2000. On leur doit aussi des enquêtes, La Presse enfantine française, vue d’ensemble, bibliographie critique (Éditions des Francs et franches camarades, Cofremca/Savoir-livre, 1957), Journaux et Illustrés (Gamma, 1971), et Votre enfant deviendra-t-il lecteur ?, une étude Cofremca/Savoir livre commentée par Jacqueline et Raoul Dubois et Michèle Kahn (1992). Il existe également un ouvrage inédit, Littérature buissonnière, un recueil d’études de 350 pages sous forme de tapuscrit, consultable au Centre Robinson, et dont un des textes, « Le roman scolaire est-il dépassé ? » (conférence donnée à Tarbes en 1987) sera publié dans le n°29 (premier semestre 2011) des Cahiers Robinson consacré au roman scolaire.

     Sous son seul nom, Jacqueline Dubois a publié en 1965 L‘Hiver arrive, adapté du Polonais d’Helena Bechler et, en 1969, Au balcon de Sylvain, également adapté du Polonais de Anna Pogonowska, tous deux parus aux Éditions la Farandole dans la collection « Mille couleurs », où l’on retrouve d’autres membres du CRILJ, Isabelle Jan, Nata Caputo, Colette Vivier, qui reçoit à cette occasion en 1972 une mention du Prix international H.C. Andersen. À cette époque, La Farandole a des accords avec les éditeurs d’État de l’URSS mais aussi de la RDA, de la Tchécoslovaquie ou de la Pologne, où sont produits les livres de cette collection créée en 1963 et adressée aux enfants de 3 à 6 ans.

     Ce grand témoin ne pourra donc plus venir nous exposer son itinéraire, mais nul doute que son nom se retrouvera dans les travaux à venir, tant sur le militantisme culturel que sur l’histoire de l’édition pour la jeunesse, où La Farandole méritera une attention particulière.

 ( article initialement publié dans le numéro 254 de septembre 2010 de La Revue des Livres pour Enfants. Merci à Francis Marcoin et à Annick Lorrant-Jolly pour leur autorisation )

 (1) Lire Réflexions sur la vie, le « devenir hypothétique » ou la disparition des associations culturelles, sans nostalgie mais pour mémoire, dans la page magazine du site Ricochet-jeunes.org

 (2) Un cousin de Jacqueline Dubois a reçu en dépôt un nombre important de fiches critiques portant sur des films.

 (3) Sur les Francs et Franches Camarades, voir Noëlle Monin, Le mouvement des Francs et Franches Camarades (FFC) : de l’animation des loisirs des jeunes à la participation au écoles ouvertes, Revue française de pédagogie n° 118, INRP, Paris, 1997, p. 81-94.

 (4) Voir Bernard Joubert, Dictionnaire des livres et journaux interdits, éditions du Cercle de la Librairie, 2007.

     cahiers robinson

Professeur de littérature française à l’UFR Lettres et Arts de l’université d’Artois (Arras), Francis Marcoin est spécialiste en histoire et critique de la littérature de jeunesse. Ses recherches portent sur l’école, la lecture, les manières de critiquer aussi que sur le roman des XIXe et XXesiècles. Membre de l’équipe de direction de l’Institut national de recherche pédagogique (INRP) en 2006-2007, il participa, de 2001 à 2007, aux travaux de l’Observatoire National de la Lecture (ONL). Créant en 1994, à Arras, le centre de recherche « Imaginaire et didactique » (CRELID), il le dirigera jusqu’en 2006. Il est  directeur de publication des Cahiers Robinson qui « explorent, sans s’y limiter ni s’y enfermer, le domaine de la littérature de jeunesse, des lectures, des récits et des activités de l’enfant. » Parmi ses ouvrages : A l’école de la littérature (Editions Ouvrières, 1992), Librairie de jeunesse et littérature industrielle au XIX° siècle (Champion, 2006), La Littérature de jeunesse (avec Christian Chelebourg, Armand Colin, 2007). Francis Marcoin est président de la Société des amis d’Hector Malot.