Les illustrations singulières de Gwen Le Gac

 

par Anouk Gouzerh

    Les illustrations de Gwen Le Gac secouent nos attentes par son exploration toujours renouvelée des techniques, au service du propos de l’histoire.

    Les portraits brodés d’un bébé dans Douze, les masques au pastel gras dans Le Terrible six heures du soir, son propre portrait en pochoir dans Je suis une couleur, dont les pages scindées en trois permettent au lecteur de composer lui-même les expressions du visage.

    L’Une belle l’autre pas aborde directement la question du beau, du moche, à travers deux soeurs dont la plus jeune voudrait qu’on lui explique pourquoi son goût, vestimentaire ou exprimé dans ses dessins, serait le « mauvais ». Les pages orange fluo sont bariolées de papiers cadeaux argentins aux allures de tissus excentriques.

Un enfant de pauvres

    L’illustration de Un enfant de pauvres, écrit par Christophe Honoré, est travaillée étroitement avec l’histoire racontée.

    Enzo est un champion de surf de douze ans, qui connaîtra probablement la richesse à sa majorité, mais restera celui qui dit « non », marqué à jamais par la pauvreté qui est entrée dans sa vie à huit ans. Le récit est sec, le personnage jamais dans l’épanchement. La représentation de la pauvreté et des sentiments du personnage face à celle-ci sont réalistes, complexes. Ainsi la mère retrouve un travail, mais celui-ci reste insuffisant pour bien vivre. Enzo se met à voler, mais sans exploiter ses vols, juste pour dépasser la contrainte de devoir tout se refuser.

    Mettre en images ce récit apparaît comme un défi. Dans ses recherches, Gwen Le Gac s’oriente dans la direction du plein et du vide, commence par dessiner le personnage, sa silhouette. Le bleu profond qui habite l’album est déjà présent. Elle s’inspire de photographies qu’elle prend au cours de son travail, au départ des essais qui s’imposent finalement comme la bonne matière. Comment montrer l’expérience violente que subit Enzo ?

    Les photos font donc écho à ce récit du quotidien, et plus encore à l’idée de pauvreté : par des pixels, des décadrages et des entailles blanches qui « décale » le personnage, forcé de s’extraire du cours normal de sa vie, dans son rapport à sa famille et aux autres enfants.

    Au milieu des photos, des images plus abstraites à la bombe de peinture dessinent des émotions, des paysages : un rond rouge larmoyant comme une balle qui a frappé irrémédiablement le garçon, le bleu de l’ennui, ou celui de la mer qui ouvre au contraire les horizons du futur champion de surf.

    Enfin, quatre pages sans texte en monotype, du dessin sur verre, prennent le relais du récit, lorsqu’Enzo glisse au cœur d’une vague puissante, et pourtant apprivoisée.

    Le papier argentin sur lequel ont été réalisées les illustrations est imprimé tel quel avec les trous du carnet, comme un journal intime du personnage, comme une écriture au jour le jour qui fait « vraie ».

(décembre 2018)

Anouk Gouzerh a obtenu, en 2015, à l’université Paris-Diderot, un Master « lettres, arts et pensée contemporaine » avec un travail de recherche sur la mise en scène de la parole et du silence au cinéma. Elle est, depuis 2018, salarié de Val de lire, association organisatrice notamment du Salon du livre jeunesse de Beaugency (Loiret). Elle est également  médiatrice culturelle pour l’association Valimage qui réunit photographes et vidéastes amateurs bénévoles de la région balgentienne et dont l’objectif premier est la promotion de l’image sous toutes ses formes. 

    Deux rencontres ont eu lieu avec Gwen Le Gac, en novembre dernier, à Beaugency, à propos de Un enfant de pauvres, avec des enfants du centre de loisirs et pour le tout public. Gwen Le Gac a raconté le déroulement de son travail, ses recherches, les idées qui surgissent, les inspirations. Elle a proposé un atelier à partir de collage de symboles, d’étiquettes de prix et de mots clés tirés du livre à placer dans le pochoir représentant la tête d’Enzo. Cet atelier a été pensé comme un prolongement d’une discussion autour de la pauvreté et de la consommation en général afin que chacun puisse exprimer, par l’image et par les mots, sa vision de l’expérience vécue par le personnage. Ces activités entraient dans le cadre de la recherche sur les représentations de la pauvreté dans la littérature jeunesse menée par le CRILJ et qui aboutira, les 8 et 9 février 2019, au colloque La pauvreté à l’œuvre dans la littérature pour la jeunesse. Programme et fiche d’inscription ici.

 

Montreuil en son Salon en 2018

 

par Loïc Boyer

    À dire vrai, je m’étais chargé d’un appareil photo pour aller à la 34e édition du Salon du livre et de la presse jeunesse dans le but de revenir avec suffisamment de matière pour faire une petite vidéo des expos. Il y a longtemps que je n’étais pas descendu au sous-sol du Palais des congrès de Montreuil pendant ma visite annuelle. Quelques années. Pourquoi ? Je ne saurais le dire, la faute peut-être aux trains qui se raréfient l’après-midi et qui me forcent à ne pas traîner si je ne veux pas rentrer trop tard, ou bien la faute à un programme peu alléchant. Quoi qu’il en soit, comme j’arrive à neuf heures et que personne n’est encore là… Ah si, André Delobel est sur son stand, qui m’interpelle et me remet quelques exemplaires de la brochure que j’ai conçue pour le CRILJ ; j’aime cette série de brochures, il faudra que je les mette sur mon site un jour.

    Je prends les escaliers pour faire un tour en bas.

    Je comprends rapidement que si je veux faire un diaporama intéressant avec ce qui est exposé là, ça va être pénible. J’écarte rapidement l’idée mais photographie tout de même ce qui mérite d’être sauvé. Les originaux d’Émile Bravo pour le dernier volume de Spirou sont intéressants. Le public présent lit ça avec attention, malgré l’absence de couleurs et malgré la verticalité. Moi, je m’attache aux traces qui disparaîtront à la reproduction : le blanc qui cache un trait, des signes au crayon bleu, les coulisses, c’est amusant.   

    Dans un autre coin il y a des originaux d’albums publiés dans la collection du Père castor: Baba Yaga par Nathalie Parain ou des projets de couvertures de Feodor Rojankovsky, également porteurs de traces discrètes mais passionnantes à mon goût.

    Mais c’est à peu près tout. Le reste est constitué d’images tirées d’illustrations contemporaines de contes de fées mais, hélas, dans une facture pompière peu engageante. Il y a beaucoup de vide à ce niveau -1 que j’ai connu plus ambitieux en termes de scénographie et de commande aux artistes. De commande il ne reste ici qu’un abécédaire collectif qui est une reprise d’un projet réalisé à l’origine pour la Foire de Francfort en 2017 et une série d’ « affiches réalisées par des illustrateurs » sur le thème de l’humanitaire et collées au fond, à droite.

    Tout ça sentait le manque d’idées et l’économie de moyens. À l’inverse les « mises en voix » (des entretiens et conférences) seront légion tout au long de la journée (et du Salon) ; peut-être tout simplement que le goût du public va aujourd’hui davantage vers ce genre de manifestation.

    J’y pense et puis croise Élise Canape, on cause de l’exposition qu’elle prépare pour le printemps à Strasbourg, au Centre de l’illustration. Un peu plus loin c’est Luc Battieuw qui traîne sur le stand Albin Michel ; nous parlons de Bruxelles, forcément.

    Je me rends alors sur le stand de Didier Jeunesse éclairé d’un Be Happy en Banco surligné d’un vrai néon où m’accueillent Amélie Naton, Michèle Moreau et Camille Goffin. La discussion porte rapidement sur Susie Morgenstern qui n’est pas tout à fait étrangère à un projet que nous mûrissons pour le printemps. Je t’en reparle plus tard…

    Après déjeuner – Little Kitchen, toujours au top  – je re-croise Élise, cette fois flanquée de Raphaël Urwiller (du duo Icinori), et la conversation porte sur le pas de côté que sont capables de faire certains éditeurs et de ce que ça leur apporte.

    Puis ce sont les retrouvailles avec mes Espagnoles préférées, Raquel Martinez, éditrice, et Josune Urrutia, illustratrice, avec lesquelles je file faire des emplettes chez Jacques Desse et Thibaut Brunessaux, à la boutique des « livres rares ». Je les mène ensuite chez Les Trois Ourses où les cartes bancaires sont encore mises à contribution. Elles achèvent de vider leur compte en banque sur le stand MeMo, lequel est constitué de panneaux blancs sur lesquels Paul Cox a peint un paysage rouge dans son atelier, avant de venir le monter ici. Le résultat est un stand qui ne ressemble à aucun autre – un pas de côté ? Bref, Christine Morault s’occupe avec attention de ces deux clientes enthousiastes que je lui ai amenées, malgré les sollicitations constantes dont elle fait l’objet.

    Enfin ce sont les adieux déchirants avec mes camarades d’outre-Pyrénées et je profite du temps qui me reste à observer attentivement les sept références du catalogue des Éditions du livre. J’ai le temps d’apercevoir Agnès Rosensthiel qui dédicace les heureuses rééditions de La Naissance, Les Filles et La Coiffure. À la distance où je me tiens j’entends plusieurs visiteuses se dire que je croyais qu’elle faisait, euh… comment, « Mimi Cracra » ? Alors, tu me connais, j’explique et je raconte à ce public improvisé.

    Il va être l’heure de partir, juste le temps de croiser Catherine Thouvenin et Jacques Vidal-Naquet, du Centre national de la littérature pour la jeunesse, et de parler donateurs et expositions et, zou, à la gare.

    C’était bien, je reviendrai.

(Orléans, décembre 2018)

 

Loïc Boyer est diplomé de l’UFR d’Arts plastiques de Paris 1/Sorbonne ; designer graphique à Orléans, il fut illustrateur à Paris, éditeur de fanzines à Rouen et coincé dans la neige à Vesoul ; il dirige une collection d’albums pour enfants aux éditions Didier Jeunesse dédiée à la publication de titres anciens méconnus en France ; il a fondé Cligne Cligne magazine, publication en ligne consacrée au dessin pour la jeunesse dans toutes ses formes ; articles récents : « Rétrographismes : les albums retraduits sont-ils formellement réactionnaires ? » paru dans La retraduction en littérature de jeunesse (Peter Lang, 2013) et « La New Typographie, cadeau de New-York aux enfants » paru dans le numéro 21 de la revue HorsCadre[s] (L’Atelier du Poisson soluble, 2017).

 

Cet article a pour origine le riche blog de Loïc Boyer que nous remercions vivement. Loïc, pas le blog.

(https://www.limprimante.com/Boyer)

 

 

L’intelligence heureuse ou le parti d’en rire

par Yvanne Chenouf

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Dans les contes, ils ont pas le temps de rire : le livre se finit toujours avant.

(une enfant de CP)

C’est pas drôle !

    L’humour, marque de fabrique des livres de jeunesse, est inégalement accessible à tous les enfants qu’on espère pourtant rallier à la lecture par ce moyen-là ; c’est que le rire n’obéit pas aux mêmes ressorts selon l’âge, le milieu social ou l’appartenance culturelle. (1) C’est un obstacle d’importance pour la compréhension dans la mesure où il fonctionne sur des implicites (cognitifs, sociaux) qui renvoient à des références inégalement partagées : « Humour tend souvent à désigner un ensemble de codes, et joue le rôle de reconnaissance » (2) : blagues et jeux de mots avec Claude Ponti (Méga Gigantorigolade dans Mille secrets de poussins, « granules de plantules pour guérisson » dans Parci et Parla), ironie critique de Philippe Corentin (C’est à quel sujet ?), discrète loufoquerie de Gilles Bachelet (Une histoire d’amour), renversements et quiproquos dans Les Trois petites cochonnes (Frédéric Sther), malice et mauvaise foi chez Anne Fine (Le Journal du chat assassin), déformation et reformation du langage avec Elsa Valentin (Bou et les 3 zours), humour grinçant de Jeanne Willis et Tony Ross (La Promesse), retenue désenchantée chez Claude Boujon (Pauvre Verdurette), etc. Seront regroupés ici l’humour et le comique, tout ce qui provoque le rire (ou le sourire) et peut, par effet d’habitude et de questionnement, former un état d’esprit.

    La communauté des rieurs n’est donc pas homogène et si, pour les uns, le rire est une distance (subtilité), c’est un franc abandon pour les autres (familiarité). Les degrés (humour gras, humour franc, humour tendre, humour noir, humour fin, loin de la vulgarité…) posent le rire comme un marqueur social, un instrument puissant d’inclusion ou d’exclusion. L’écart de positions, parfois insaisissable, infranchissable, se construit majoritairement dans le milieu familial, au coeur d’interactions plurielles, complices et affectives, et cela rend compliquée la formation institutionnelle à la décentration et à l’abandon. Les livres proposés aux enfants peuvent jouer ce rôle à condition de mêler divers niveaux d’humour pour que tout le monde puisse en profiter. Dans son album, Les Coulisses du livre jeunesse, Gilles Bachelet convoque des références inégalement abordables (le rire des uns pouvant se confronter au rire de l’autre) : lors de la visite médicale, le médecin qui analyse la radio du loup découvre un dentier et des lunettes dans son estomac (Petit Chaperon rouge), lors de la signature du contrat, les éditeurs sont les brigands d’Ungerer – ceux qui accumulent des trésors – mais pas sûr que tout le monde identifie le petit lapin de Beatrix Potter, sur son divan du psychanalyste, Blaise, le héros de Claude Ponti a posé son masque et la référence est plus délicate. Former à la lecture de textes humoristiques c’est ne jamais oublier que cette activité est une activité référentielle : lire, c’est relier.

De l’humeur à l’humour

    L’humour, qui traverse tous les genres (album, BD, nouvelle, poème, roman, théâtre), est étymologiquement relié à la notion d’humeur. Les personnages (3) sont, par leur caractère, leur comportement, leur physique, les principaux vecteurs du genre (l’excentrique, le bouffon, le burlesque, l’ironique, le persifleur, le distrait, celui qui se casse la figure, qui reçoit une tarte à la crème – tout cela se mettant au féminin mais pas sûr que filles et garçons déclenchent le même rire). Il suffit qu’un tel  » type  » apparaisse pour que l’humeur se mette en joie (c’est le cas des loups de Philippe Corentin, des poussins de Claude Ponti, des cochons de Mario Ramos ou d’Anaïs Vaugelade (4), etc.). Certains personnages sont si monolithiques (Charlot est Charlot, Bécassine est Bécassine, Les Dalton sont les Dalton…) qu’ils restent identiques en toute situation, sans perméabilité au contexte : c’est le décalage, par leur immobilisme installé, qui cristallise le rire. Parce qu’ils sont récurrents, les héros de séries (capitaine Haddock, Ran Tan Plan, Titeuf, Zuza…) déclenchent l’humeur heureuse tant ils sont d’emblée lisibles (risibles). (5)

Les P’tit Lobel : Hulul, Ranelot et Bufolet (6)

    Les compères de Lobel sont connus pour leurs difficultés à accepter un contexte contraire à leurs désirs (comment être bien dans son lit, sur les escaliers, sous la lune, comment accepter l’arrivée tardive du printemps, comment remplacer le bouton de sa veste par un bouton qui n’est pas exactement le même, comment organiser son temps dès lors que le vent a emporté la liste des choses à faire) (7) L’entêtement à vouloir retrouver le caractère idéal d’une situation dégradée, la maladresse à s’exécuter (envoyer une lettre à Bufolet impatient d’avoir du courrier mais confier la mission à un escargot, se mettre dans tous ses états pour divertir Bufolet migraineux et finir par en tomber malade) sont à l’origine de récits dont la chute, étonnamment conciliante, apporte une note d’humeur plaisante (8) : « Même si Bufolet a l’air plus faible et dépassé par les situations, si Ranelot semble plus volontaire, mais maladroit, aucun des deux ne porte seul le pouvoir de faire rire. C’est le couple qui fonctionne (comme Laurel et Hardy, le capitaine Haddock, les Dupont/Dupond) et Arnold Lobel déclarait : « Quand Ranelot parle à Bufolet, c’est moi qui parle à moi-même. ».  » (9) Adrianne Lobel, fille de l’auteur, leste la série d’un sens plus profond (formateur, conjecturel) : « Ranelot et Bufolet c’est la seule histoire écrite à propos d’une relation. Cet album est une sorte d’annonce des difficultés sentimentales de la suite de l’existence – qui est amoureux de qui et pourquoi cette personne ne m’aime pas ?« 

Les loups idiots et rigolos de Philippe Corentin

      Philippe Corentin dispose (dans le texte et dans l’image) d’une large palette humoristique immédiatement plébiscitée par les jeunes enfants. Son loup (ou ses loups) traverse tous les registres du rire, en active tous les ressorts : le comique de gestes (nombreuses chutes dans Plouf !, Patatras !, bagarres dans L’Ogrionne), le comique de situation (quiproquos dans Le Roi et le roi, L’Ogrionne), le comique de caractère (loup irritable dans Patatras !, contre-emploi dans Mademoiselle Sauve-qui-peut où l’animal est moqué, battu, démasqué par la petite fille), le comique de mots (dans L’Ogrionne, le loup s’emmêle les répliques à force de changer constamment de rôle, dans Tête à claques, son hurlement, faiblard, le rend ridicule). Rire du loup (malheureux, abattu, ridiculisé) représente souvent un système de protection pour les lecteurs qui peuvent compatir aux mésaventures du loup pour les avoir ressenties (d’autant plus que certaines phrases poussent à l’empathie : personne ne veut jouer avec lui, on se moque de lui, on le fuit).

Filles rigolotes et garçons burlesques

      Qu’elles soient autonomes et culottées (Fifi Brindacier), déterminées et lettrées (Mademoiselle Sauve-qui-peut), lucides et engagées (Mafalda), on ne se moque pas des filles de la littérature de jeunesse : on les craint pour leur énergie physique, on les admire pour leur cran et pour leur capacité de remettre en question tous les pouvoirs (familial, social et politique). Elles sont conquérantes, à l’assaut des droits longtemps refusés à leurs aînées, et le rire qu’elles provoquent est évidemment revanchard. Pas sûr que les garçons fassent rire de la même façon et pour les mêmes raisons : Marcel (Anthony Browne) tente d’exister, comme il peut, dans un monde viril avec sa petite taille et sa timidité, Émile (Vincent Cuvellier) résout ses problèmes existentiels en se créant un univers à sa mesure, Anton (Öle Konnecke) contourne, comme il peut, les difficultés inhérentes à son âge et à son sexe, Titeuf se débat pour gérer ses relations amicales et amoureuses. On rit des fractures de ces garçons malingres et mélancoliques, qui avancent courbés, accablés et se revendiquent sans qualités dans un monde privé de sens. Ni musclés, ni courageux, maladivement émotifs, ils ne semblent protégés que par le hasard ou la chance et cette inaptitude à (ou ce refus de) la violence les rend bouleversants aux yeux des prescripteurs (surtout les enseignants et les bibliothécaires, en majorité des femmes ou des hommes conquis aux thèses féministes). Ces héros, de sexe féminin ou masculin, sont physiquement caricaturés, loin des stéréotypes de la littérature enfantine.

L’humour de soi

    L’humour de soi réunit une double critique, celle du monde dans lequel on vit et celle de sa personne inapte à̀ trouver son confort dans ce monde et refusant tout sacrifice de soi-même : « aussi, pour concilier le tout, [cherche-t-on] à penser par les mêmes concepts et son propre sentiment et le monde extérieur. Ces concepts seront donc en désaccord tantôt avec la réalité extérieure, tantôt avec la réalité intime (…) » (10) On tente alors de rire de ce qui met sur la touche ou de ceux qui sont mis sur la touche, dans une recherche assez désespérée d’un accord entre soi et son environnement. L’humour traduit la vanité de vouloir maitriser le cours de la vie et quand ils sont réussis, ces ouvrages séduisent aussi les plus âgés qui peuvent revenir à leur expérience passée (et perdue) avec une nostalgie consolante (voir les premières fois de Suzy Morgenstern – premier amour, premiers jours de collège, premiers pas dans l’adolescence…).

    Ce type d’humour plaît au lecteur qui ne craint pas de s’amuser de l’écart entre ce qu’il voudrait (aurait voulu) être et la seule image de soi qu’il parvienne à̀ donner ; il traite des contradictions du monde sans vraiment croire à leur disparition. Parmi les nombreuses collections philosophiques parues ces dernières années, quelques-unes ont fait le pari de l’humour, excellant à passer du sens au non-sens, à dévoiler l’absurdité de la vie et renonçant à la résoudre. (11) Le rire accompagne à bas bruits la douleur de l’existence, permet d’affronter les angoisses jusqu’à la principale : celle de mourir. Lorsqu’il met en scène le corps handicapé (Le Mangeur de mots), le corps réparé (Marie-Louise), le sujet hospitalisé (Clown d’urgence), Thierry Dedieu se départit rarement d’un humour qui aide, non pas à̀ comprendre la douleur (qui reste inacceptable), mais à prendre la vie avec la douleur. Car l’être humain n’est pas réductible à un ensemble d’humeurs, c’est juste un être conscient, prisonnier de sa condition humaine et des conditions sociales qui l’organisent. L’humour peut alors apparaître comme un élégant refus d’anticiper la chute tout en la sentant présente, une sorte de fair-play qui valorise celui qui, sans honneur, se bat, contre l’infini et utilise pour cela le double langage.

L’humour est un langage

    Qu’il s’agisse du personnage, du jeu de l’image et du texte (parfois complètement décalé comme dans La Chasse au gorille), l’humour a à voir avec un certain type de fonctionnement du langage, l’humour est un langage :  » On pourrait donc définir l’humour comme la liaison du signifiant d’un autre signifié avec le signifié d’un autre signifiant. C’est là ce qui fait sa duplicité. » (12) L’humour ouvre, de l’intérieur du langage, à quelque chose qui se situe hors du langage, et sa palette est large. L’ironiste pratique volontairement la discordance entre ce qui est dit et ce qui est pensé (« C’est toi qui est bon à tout et moi qui ne suis bon à rie  » dit le chat au chien, dans Machin Chouette, afin de lui piquer son fauteuil) mais pour que son discours existe, il faut la présence d’un tiers, un public « prêt à rire » (ici, le lecteur). Le chat (narrateur) implique tout de suite le lecteur en situant le récit dans un lieu à regarder : « Chez nous, ce qu’il y a de bien c’est que tout le monde mange à la même table « . Dans l’image, ce sont les personnages qui établissent cette complicité avec des clins d’œil, des grimaces (comme les petites princesses de Nadja). (13)

    Souvent, l’humour joue avec les rapprochements insolites comme s’ils étaient naturels, comme s’ils étaient seuls capables de faire prendre conscience des rapports entre les choses, de la norme, des écarts. C’est le cas, par exemple de La Promesse : le lecteur, qui sait que les têtards et la chenille sont soumis à des métamorphoses et que le premier mange la seconde, entrera immédiatement dans le contrat humoristique du livre en apprenant la promesse que se font les deux animaux qui viennent de tomber amoureux : ne jamais changer, rester tels qu’à la première rencontre. Le texte suit imperturbablement son cours alors que le « drame » se trame (le crapaud dévorera son  » arc-en-ciel « ) : qu’est-ce qui pousse au rire si ce n’est la crédulité des protagonistes, et le désir du lecteur de décharger son angoisse ? L’humour est, ici, une façon légère d’être lucide face à la gravité de la vie et d’exercer son sens critique avec retenue. Même attitude peut exister dans des œuvres apparemment plus « cocasses » comme Le prince de Motordu (Pef) où les ratés du langage expriment le désir de bien vivre, de bien faire malgré l’adversité.

    L’humour se tient souvent dans le non-dit (ce qui est un langage) : dans Les loups, Emily Gravett met en scène un loup et un lapin. Ce dernier vient d’emprunter un livre sur les loups à la bibliothèque. Si absorbé par sa lecture, il ne s’aperçoit pas de la présence du fauve, derrière lui. Au moment où il lit que « Les loups mangent aussi de petits mammifères comme des castors, et des… » il comprend mais… trop tard. Sur la double page suivante, le livre de la bibliothèque est griffé, déchiré, dépecé… On meurt de rire ou on rit en larmes ? Pas de quoi s’affoler dit le narrateur qui rappelle aux âmes sensibles qu’en fiction diverses possibilités existent : le loup pourrait être un végétarien qui n’aurait croqué qu’une tartine de confiture avec le lapin. Ouf ! Mais alors pourquoi tout ce courrier non relevé sur le paillasson du lapin et, parmi les enveloppes fermées, cette enveloppe non collée ? On l’ouvre : la bibliothèque envoie une lettre de rappel pour le livre non rendu. De deux choses l’une. Soit le loup a mangé le lapin (on rit jaune), soit le lapin est parti en vacances avec le loup (on rit clair). Mais, troisième solution : un livre déchiré comme ça, jamais la bibliothèque elle va le reprendre, disent les enfants qui, à la place du lapin n’auraient pas rapporté le bouquin. Alors là, on ne rit plus du tout.

    Le champ de l’humour (et de la production pour la jeunesse) est si vaste que les auteurs s’amusent sans fin à réécrire les récits effrayants de l’humanité où le plus fort, le plus rusé (loup ou renard) finit toujours par manger le plus faible : Geoffroy de Pennart, Yvan Pommaux, Ramos ridiculisent sans fin le loup tandis que dans sa version de « la » soupe au caillou « , Tony Ross montre comment la poule a eu la malice de le transformer en homme à tout faire. En littérature de jeunesse, l’humour est une arme qui témoigne souvent d’une indulgence pour la chose moquée : « C’est vraiment le ‘sourire de la raison’, non le reproche ou le dur sarcasme (…) l’humour compatit avec la chose plaisantée ; il est secrètement complice du ridicule, se sent de connivence avec lui.  » (14) Dans Le Géant de Zéralda, l’ogre épouse la fillette qui l’a amadoué avec ses talents de cuisinière. Le couple a tout une tripotée d’enfants tous aussi gentillets les uns que les autres mais le dernier tient dans son dos un couteau et une fourchette comme s’il reprenait, en douce, les armes du père. Quelques années plus tard, dans Le Déjeuner de la petite ogresse, l’héroïne dévore des garçonnets qu’elle capture dans des cages faites de branches. Devenue amoureuse de l’une de ses victimes, elle l’épouse, mettant au monde un bon nombre d’enfants proprets. Au bois, la dernière ramasse des branches et traîne une cordelette : elle finira comme ça mère. Une manière humoristique de traiter du déterminisme familial, de la mort sans ternir la réputation littéraire de l’ogre (et de l’ogresse).

L’humour de fin

    Souvent, des albums se ferment de manière troublante, provoquant chez leur lecteur (à qui il appartient d’expliciter les conclusions) un rire jaune. In extremis, ils montrent l’envers des choses pour que « la conscience de soi ne devienne pas purement et simplement la bonne conscience, la bonne mauvaise conscience. » (15) Les retournements de fin sont aujourd’hui légion. Rascal excelle avec les conclusions  » macabres  » : « Nous t’attendons », crie un couple du fond de la forêt à un petit poussin cherchant désespérément ses parents depuis le début du récit. Il s’agit de loups attablés pour un pique-nique et munis de couteaux et de fourchettes et d’un sourire réjoui.  » Moi, je t’aime comme tu es « , murmure le loup à l’oreille du lapin après avoir éparpillé les fleurs rouges sur le sol, l’embrasse goulûment en aspirant la joue. (16) L’humour noir n’est pas loin, qui mêle étrangement divers sentiments : plaisir de la revanche, peur de ce qui est inconsciemment redouté et qui reste difficile à révéler clairement. Dans quelques rares albums (La Vengeance de Germaine), l’humour vache est même revendiqué.

    La difficulté en littérature de jeunesse c’est la morale qui sous-tend la plupart des discours or, l’humour ne respecte rien ni la morale, ni la raison, ni l’autorité (qu’il aurait même tendance à prendre systématiquement pour cible). Ne nous hâtons pas trop de  « moralise »  le rire ; c’est parce qu’il est profondément, originellement et définitivement libre qu’il possède un tel pouvoir.  » (17) Prenons l’humour comme une ressaisie des situations les plus intimes et les plus collectives, une retenue et un appel ; pour qu’il ne tourne pas à vide, il faut savoir le décoder, par-delà les mots : il faut lire, l’implicite, le décalé, le sous-entendu. Ça demande un apprentissage aigu de la lecture et des relations humaines.

    « Le parrainage britannique de l’idée d’humour est sans doute dû au fait que le sens de l’humour a été pour les Britanniques une façon de traduire et d’exorciser selon une comédie rituelle leurs divisions historiques, notamment entre catholiques et anglicans, ou entre Anglais, Saxons et Celtes (Gallois, Écossais, etc) », explique Robert Escarpit.

    Ne pas oublier que, pour avoir voulu explorer nos récentes divisions religieuses, des humoristes sont morts : l’humour, rigolade ou trait d’esprit, est un outil d’analyse et d’action qui libère la parole. Il reste à convertir cette parole en action, à se servir de sa lucidité pour sortir allègrement des impasses où trop d’austérité nous ont mis. L’humour est un genre qui demande, ici et partout ailleurs, considération et protection. C’est une arme pour les luttes qui nous restent à mener.

( mars 2018 )

Yvanne Chenouf, enseignante et chercheuse, a travaillé vingt ans à l’Institut national de la recherche pédagogique dans l’équipe de Jean Foucambert et a enseigné en tant que professeur de français à l’IUFM de Créteil ; elle fut présidente de l’Association française pour la lecture (AFL) ; conférencière infatigable, adepte des « lectures expertes », elle a publié de nombreux articles et ouvrages personnels et collectifs à propos de lecture et de livres pour la jeunesse dont Lire Claude Ponti encore et encore (Être, 2006), et Aux petits enfants les grands livres (AFL, 2007) ; elle est à l’origine d’une collection de films réalisés par Jean-Christophe Ribot qui donnent à voir des élèves de tout niveau aux prises avec des ouvrages signés Rascal et Stéphane Girel, François Place, Claude Ponti, Philippe Corentin, Jacques Roubaud. 

( chenoufyvanne@wanadoo.fr )

(1) Jean Perrot, dir., L’humour dans la littérature de jeunesse, Inpress, 2000 : « Les enfants d’Espagne, de Grande-Bretagne, de Grèce ou de France sont-ils sensibles au même type d’humour ? Sur quelles références culturelles, sur quelles techniques, sur quels ressorts l’humour fonctionne-t-il dans la littérature de jeunesse ? »

(2) Dictionnaire culturel en langue française, dirigé par Alain Rey, Le Robert, p. 1736

(3) Laurence Decréau, Ces héros qui font lire, Hachette Éducation, 1994

(4) Voir la série des « Quichon », l’école des loisirs

(5) « Le texte nouveau évoque pour le lecteur (ou l’auditeur) tout un ensemble d’attente et de règles du jeu avec lesquels les textes antérieurs l’ont familiarisé et qui, au cours de la lecture, peuvent être modulées, corrigées, modifiées ou simplement reproduites. », Hans-Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Gallimard, 1978, pp. 50-51

(6) L’Association Française pour la lecture consacré une partie des « Lectures Expertes » n° 4 à ce tandem : pp. 19-43 (en vente sur : www.lecture.org)

(7) « Le Printemps », « La Liste », « Le Bouton », dans le recueil Ranelot et Bufolet.

(8) Pour Arnold Lobel, « les histoires sont des bras tendus, des caresses et des murmures. Les histoires sont des desserts. Les histoires sauvent la vie. Il peuple les siennes de feux de bois, de bons fauteuils, de livres et de bouquets de fleurs, de rondeurs, de douceurs, d’amitiés idylliques. », Sophie Chérer, préface de Hulul et compagnie, école des loisirs, 2001, p. 5

(9) idem

(10) Arthur Schopenhauer, L’Art d’avoir toujours raison, Mille et une nuits

(11) Kasuo Iwamura, Les Réflexions d’une grenouille, Les Nouvelles réflexions d’une grenouille, Autrement

(12) Dominique Noguez, « Structure du langage humoristique », Revue d’esthétique, n° 22, 1969, p. 42

(13) Nadja utilise souvent les « sous-entendus », les pensées intérieures des parents qu’elle place dans des bulles, par exemple dans L’Horrible petite princesse

(14) Vladimir Jankelevitch, L’ironie, ou la bonne conscience, Flammarion, coll. Champs, 1991

(15) idem

(16) Poussin noir, Rascal, Peter Elliot, Pastel ; Ami-Ami, Rascal & Stéphane Girel, école des loisirs

(17) Bourguinat Elisabeth, Rire et pouvoir : la leçon du persiflage libertin

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BIBLIOGRAPHIE

. Anton et les filles, Öle Konnecke, école des loisirs

. Bou et les 3 zours, Elsa Valentin, Ilya Green, L’Atelier du poisson soluble

. C’est à quel sujet ?, Philippe Corentin, Rivages

. La chasse au gorille, Stéphane Heinrich, Kaléidoscope

. Clown d’urgence, Thierry Dedieu, Seuil

. Les coulisses du livre jeunesse, Gilles Bachelet, L’atelier du poisson soluble

. Le déjeuner de la petite ogresse, Anaïs Vaugelade, école des loisirs

. série « Émile », Vincent Cuvellier & Ronan Badel, Gallimard

. Fifi Brindacier, Astrid Lindgren,

. Le géant de Zéralda, Tomi Ungerer, école des loisirs

. L’horrible petite princesse, Nadja, école des loisirs

. Hulul, Arnold Lobel, L’école des loisirs

. Je suis le plus fort, Mario Ramos, Pastel

. Lettre d’amour de 0 à 10, Suzy Morgenstern, école des loisirs

. Le loup est revenu, Geoffroy de Pennart, Kaléidoscope

. Les loups, Emily Gravett, Kaléidoscope

. Machin chouette, Philippe Corentin, école des loisirs

. Mademoiselle Sauve-qui-peut, Philippe Corentin, école des loisirs

. série « Mafalda »

. Le mangeur de mots, Thierry Dedieu, Seuil

. série « Marcel », Anthony Browne, Kaléidoscope

. Marie-Louise, Thierry Dedieu, Seuil

. Mille secrets de poussins, Claude Ponti, école des loisirs

. L’ogresse, Anaïs Vaugelade, école des loisirs

. L’ogrionne, Philippe Corentin, école des loisirs

. Parci et Parla, Claude Ponti, école des loisirs

. Patatras !, Philippe Corentin, école des loisirs

. Pauvre Verdurette, Claude Boujon, école des loisirs

. Plouf !, Philippe Corentin, école des loisirs

. Le prince de Motordu, Pef, Gallimard

. La promesse, Jeanne Willis & Tony Ross, Gallimard

. série « Quichon », Anaïs Vaugelade, école des loisirs

. Ranelot et Bufolet, Arnold Lobel, école des loisirs

. Les réflexions d’une grenouille, Kasuo Iwamura, Autrement

. Les nouvelles réflexions d’une grenouille, Kasuo Iwamura, Autrement

. Le roi et le roi, Philippe Corentin, école des loisirs

. La sixième, Suzy Morgenstern, école des loisirs

. La soupe au caillou, Tony Ross, Gallimard

. Tête à claques, Philippe Corentin, école des loisirs

. série « Titeuf », Zep, Glénat

. Les trois petites cochonnes, Frédéric Sther, école des loisirs

. Une histoire d’amour, Gilles Bachelet, Seuil

. La vengeance de Germaine, Emmanuelle Eeckhout, école des loisirs

. série « Zuza », Anaïs Vaugelade, école des loisirs

L’Association française pour la lecture a produit un volume de sa collection « Lectures Expertes » sur l’humour et un DVD à propos de Tête à claques de Philippe Corentin :

– « Lectures Expertes » numéro 8 – L’humour- 5,00 euros.

Tête à claques, réalisé par Jean-Christophe Ribot dans une classe de grande section avec la présence de Philippe Corentin – 5,00 euros

Commande sur le site de l’AFL : www.lecture.org

L’avènement d’une littérature exemplaire (1778-1848)

Journaux pour la jeunesse et ouvrages moralisateurs

par Jean-Paul Gourévitch

    Cette période marquée par la découverte d’un lectorat enfantin se caractérise par l’interaction progressive de deux types de supports: les périodiques qui cherchent à fidéliser cette clientèle et les ouvrages qui lui dispensent des conseils sous forme moraliste, éducative ou romanesque. Comment s’adresser aux enfants pour à la fois les instruire et leur plaire ? C’est tout l’intérêt des tentatives qu’on trouvera ci-après, avant qu’Hetzel et Hachette ne donnent à cette littérature ses lettres de noblesse.

Du Magasin des enfants à L’Ami des enfants

    La parution en 1757 de l’ouvrage Le Magasin des enfants de Madame Leprince de Beaumont ouvre un nouveau chapitre dans l’histoire de la littérature de jeunesse en France. Ce livre, comme son titre l’indique, est un patchwork où l’on trouve de tout: des nouvelles, des saynètes, des conseils, des anecdotes et des contes comme La Belle et la Bête. Il se différencie d’une production antérieure faite de manuels scolaires, de fables, d’alphabets, de contes ou de romans destinés aux adultes comme Les Voyages de Gulliver de Swift ou Les Aventures de Robinson Crusoé de Daniel Defoe que les enfants se sont appropriés et dont ils ne retiennent que les épisodes significatifs.

    En Angleterre, John Newbery venait de créer avec succès sa Juvenile Library (1744) et de lancer son Liliputian Magazine (1751), premier journal pour enfants. En Allemagne, Weisse fait paraître son Kinderfreund (L’Ami des enfants) en vingt-quatre livraisons périodiques de 1775 à 1782. Et Campe publie en 1782 sa Bibliothèque géographique et instructive des jeunes gens ou Recueil des voyages intéressants dans toutes les parties du monde pour l’instruction et l’amusement de la jeunesse qui est suivie du Nouveau Robinson (1782).

    En France le succès de l’Émile de Jean-Jacques Rousseau (1762) a réveillé les ardeurs éditoriales. Charles Leroux lance par souscription un Journal d’éducation mensuel en 1768 qui ne dure que quinze mois et qu’il reprend en 1776 pour l’interrompre en 1778. Composée de morceaux choisis d’auteurs, cette publication élitiste qui contient le « Mentor de la jeune noblesse » n’a pas trouvé son public. Madame de Genlis publie un recueil de saynètes pour les jeunes personnes en 1779, puis deux ouvrages Adèle et Théodore (1782) et les Veillées du château (1784). Mais c’est Berquin qui, après ses Lectures pour les enfants ou choix de petits contes (1777), trouve avec L’Ami des enfants (1782) la formule à succès.

    L’Ami des enfants est un périodique mensuel de 144 pages vendu par souscription dont le premier numéro paraît en 1782 et qui aura vingt-quatre livraisons. On y trouve des anecdotes, des descriptions, des évocations, des histoires s’emboîtant les unes dans les autres, des scènes dialoguées, des récits de voyages. Les enfants en sont des acteurs privilégiés. Il sera suivi dans la même perspective de L’Ami de l’adolescence en sept livraisons qui paraîtront irrégulièrement de 1784 à 1785 puis d’ouvrages traduits ou adaptés comme Sandford et Merton (1787) en sept livraisons ou le roman Le Petit Grandisson (1788).

    A cette époque, l’édition pour la jeunesse hésite entre la formule publication qui fidélise une clientèle et diminue les frais en se calant sur les souscriptions enregistrées et la formule livre, plus ramassée mais qui nécessite une mise de fonds et un circuit de distribution. Les deux sont complémentaires en cas de succès. L’Ami des enfants, primé par l’Académie française en 1784, devient un ouvrage qui connaîtra de nombreuses rééditions avec des illustrations et des traductions à l’étranger.

Les ouvrages moralistes du début XIXe siècle

    Berquin meurt en 1791, au début d’une Révolution française qui voulait innover en matière d’éducation mais qui a en définitive peu produit pour la jeunesse. Les magazines de l’époque comme Les Annales de l’éducation du sexe (1790-1791) n’ont qu’une existence éphémère et les ouvrages comme le Livre indispensable aux enfants de la liberté (1791) qu’une audience limitée. En revanche, l’Empire et la Restauration voient le retour en force de la tradition sous forme de livres de conseils, comme les nombreuses « morales en action » de l’époque.

    Les éditeurs exercent en même temps la fonction de libraires comme Eymery ou Le Prieur à Paris, Ardant à Limoges, Lefort à Lille, Mégard à Rouen ou Mame à Tours qui domine l’édition religieuse. Les ouvrages pour la jeunesse qui se multiplient s’inscrivent dans une perspective éducative, conservatrice et pieuse comme le montre par exemple ce titre de l’éditeur-libraire-auteur Pierre Blanchard Les Enfants studieux qui se sont distingués par des progrès rapides et leur bonne conduite: ouvrage propre à exciter l’émulation de la jeunesse. On propose des biographies exemplaires, des nouvelles édifiantes mais aussi des connaissances à acquérir sous forme d’atlas, d’abrégés ou d’encyclopédies comme l’Agenda des enfants de Fréville (1816) ou L’Histoire de France en estampes de B. Allent (1825). La fiction est mise au service de l’intention. Les livres sont parfois habillés de gravures lourdement démonstratives. Et ceux qui recourent à une illustration soignée, comme les abécédaires ou les ouvrages scientifiques, ne laissent aucune marge à l’imaginaire ni à l’autonomie de l’enfant.

    A cette époque, le seul véritable journal pour la jeunesse qui a tenu plusieurs années est Le Bon Génie de Laurent de Jussieu, pédagogue et romancier, dont le premier numéro parait le 9 mai 1824 et qui en est l’unique rédacteur. Il se présente à ses lecteurs comme « un être bienveillant, qui vous instruira en jouant, qui vous guidera vers le bien par un chemin riant, tout parsemé de gazons, de fleurs et de feuillage, qui vous protégera contre la tentation de mal faire, et vous apprendra enfin combien il est facile d’être bon et vertueux. » Il les invite à lui écrire, se propose de les informer non seulement de la géographie, de l’histoire sainte et profane mais aussi « des évènements présents qui sont de quelque intérêt pour vous. » Mais, épuisé, il jette l’éponge le 22 mars 1829.

Le Journal des enfants et la découverte du roman-feuilleton

    Sous la monarchie louis-philipparde, la littérature de jeunesse commence à se libérer de sa gangue morale avec l’apparition de journaux pour la jeunesse destinés à se constituer une clientèle fidèle.

    C’est Le Journal des enfants qui lance l’offensive dès 1832. Il s’entoure d’une pléiade de talents, Jules Janin, Alexandre Dumas, Alphonse Karr, Ernest Fouinet, et invente, bien avant Eugène Sue et Alexandre Dumas, un système d’écriture adapté à une publication périodique, le roman-feuilleton. Dès le premier numéro, Louis Desnoyers propose un chapitre de roman, Les Illusions maternelles qui deviendra plus tard Les Mésaventures de Jean-Paul Choppart. Le public mis en appétit réclame la suite qui paraît aux numéros 2 et 3. Hélas, pour le numéro 4, l’auteur a oublié de remettre sa copie à temps. Que vont penser les jeunes lecteurs qu’on abandonne ? C’est là que les rédacteurs ont l’idée, faute de texte, de recourir aux images. « Vous savez, mes chers amis, dans quelle position fâcheuse nous avons laissé Jean-Paul Choppart. Nous n’en avons point entendu parler depuis: mais comme nous ne voulons pas que vous le perdiez entièrement de vue, nous vous donnons le portrait de ce petit méchant, au moment où, comme on vous l’a raconté dans le dernier numéro, il tourmentait un singe. […] Nous ne vous avions pas promis de dessins ; nous vous en donnerons cependant; et ce sont M. Grandville et Cherrier, deux de nos artistes les plus distingués, qui se sont chargés de leur exécution ; car tout le monde veut contribuer à votre amusement ». C’est ainsi que, par effraction, l’illustration investit le journal pour enfants.

    Le Journal des enfants fait des émules. Coup sur coup paraissent en 1833 le Journal des jeunes personnes, et le Journal des demoiselles qui seront suivis entre autres du Dimanche des enfants (1840), du Magasin des demoiselles (1844) qui auront tous une longue existence.

    Ces journaux pour la jeunesse sont différents de leurs prédécesseurs. Le Journal des enfants affiche ses ambitions dès l’éditorial du numéro 1 : « Enfants! […] vous êtes bien jeunes, mais vous vivez dans un temps où il faut grandir vite. […] Enfants, venez avec nous qui faisons un journal pour vous, et vous serez des hommes ». La critique de Berquin se fait acerbe. « Nous serons, nous, l’ami des enfants, non pas un ami vieux et morose et qui radote quelquefois, mais un ami jeune, longtemps dévoué, et qui vous suivra dans toutes les fortunes ». Pas de contes mièvres ni de moralisme bêtifiant mais de l’histoire. « Nous avons à vous parler de vos semblables, qui existent et qui ont besoin de vous, et non pas de fées et d’ogres qui n’ont jamais existé que dans l’imagination de vos nourrices ».

    Cette presse complète l’enseignement de l’école, leur raconte des histoires, leur commente l’actualité, leur donne des conseils, inaugure un courrier des lecteurs. Les jeunes filles de leur côté ont droit à des lithographies illustrées, des patrons de mode, des partitions musicales. On peut croire que les journaux sont en train de gagner la bataille de la modernité. C’est pourtant le contraire qui se produit.

Le début de l’industrialisation de l’édition

    La loi Guizot de 1833 avait fait une obligation aux écoles de posséder des manuels scolaires. Parallèlement les établissements, pour récompenser leurs élèves méritants, avaient pris l’habitude d’organiser des distributions de prix. Deux évènements qui favorisent l’expansion du commerce du livre, et sa transformation.

    Puisque les contenus des ouvrages restent austères, il faut des contenants attractifs. On propose des couvertures gaufrées, dorées, « en cathédrale », souvent classées par les historiens comme « reliures romantiques ». On les illustre, parfois en couleurs. On dore les tranches. On insère des images hors textes protégées par des serpentes. On multiplie les préfaces parrainées par des plumes illustres ou revêtues de l’imprimatur de l’autorité ecclésiastique. Les ouvrages s’ornent de sous-titres calligraphiés, de gravures en frontispice ou en page de titre, de listes d’ouvrages du même éditeur en fin de volume.

    Parallèlement, les cabinets de lecture se développent. La promotion des livres se fait à coups de prospectus, d’inserts de parution ou de critiques bienveillantes d’amis. L’ouvrage est exposé en vitrine, à côté d’affiches qui vantent les dernières parutions « en vente ici ». Le libraire lui-même ne se contente plus d’attendre le client, il le démarche par l’intermédiaire de courtiers, il implante des filiales dans d’autres villes. De nouveaux produits éditoriaux apparaissent : agendas, anthologies, livrets où l’enfant peut tenir son journal, albums à colorier, ouvrages récréatifs comme le Théâtre de marionnettes de Laure Bernard (1837), ou Le Livre joujou avec figures mobiles de Jean-Pierre Brès (1834), un des premiers livres animés.

    C’est surtout l’évolution de l’illustration qui va révolutionner l’industrie du livre.

Le rôle des illustrations

    Jusqu’au début du XIXe siècle, l’illustration est conçue comme un moyen pédagogique d’illustrer le texte ou une technique décorative qui se loge dans les bandeaux, les frontispices, les culs-de-lampe pour lui donner une plus-value esthétique. Elle se trouve dans les ouvrages sur des pages séparées du texte alors que dans l’imagerie populaire comme les images d’Épinal souvent vendues par les colporteurs, les textes en dessous des vignettes coloriées commentent les exploits ou les mésaventures des héros.

    Le développement de la chromolithographie vers 1836, les recherches des éditeurs comme Curmer et des artistes comme Tony Johannot permettent d’introduire l’image dans le texte et parfois même le texte à l’intérieur de l’image. C’est une véritable révolution de la mise en page qui va faire de celle-ci un art inhérent à la conception même de l’ouvrage pour la jeunesse.

    Parallèlement Rodolphe Töpffer, dans ses montagnes suisses, met au point sa « littérature en estampes », dont il réalise à la fois le texte et les dessins, et qu’il juge indispensable aux enfants et au peuple, les « deux classes de personnes qu’il est le plus aisé de pervertir et qu’il serait le plus désirable de moraliser ». Ses albums comme L’Histoire de monsieur Jabot (1833) ou Les Amours de monsieur Vieux Bois (1837) seront repris en France par les éditeurs Aubert et Dubochet, et imités notamment par Gustave Doré dans ses Dés-agréments d’un voyage d’agrément (1851). Cette formule novatrice annonce Christophe et Benjamin Rabier et préfigure l’apparition de la bande dessinée.

Pour ne pas conclure : en attendant Hetzel et Hachette

    Depuis longtemps les pédagogues et les écrivains étaient confrontés à la difficulté d’écrire pour les enfants comme l’écrivait déjà l’abbé Joseph Reyre en 1786 dans Le Mentor des enfants. « Il faut, tout à la fois les instruire et leur plaire: il faut que dans les ouvrages qui leur sont destinés, l’agréable soit joint à l’utile; et il arrive trop souvent que l’un nuit à l’autre. Trop de simplicité les dégoûte; trop d’éclat les éblouit ».

    Dans la première moitié du XIXe siècle, où se développent la production pour la jeunesse et le lectorat enfantin, on s’aperçoit vite que l’enfant est plus sensible à l’image qu’au texte et que toute la difficulté de l’édition est de trouver une formule qui réconcilie le propos et l’illustration.

    Pendant un temps les journaux et les livres se développent en parallèle, car les commanditaires considèrent qu’ils relèvent de deux objectifs différents. Se constituer une clientèle régulière ne suppose pas les mêmes procédures, les mêmes mises de fonds et les mêmes circuits de distribution que vendre un ouvrage. Pourtant les feuilletons et les histoires publiés dans les journaux deviennent des ouvrages édités, les éditeurs tentent de fidéliser leur clientèle par des collections, et utilisent les journaux pour leur promotion. La réconciliation est proche. Il faudra des « capitaines d’industrie » capables d’investir dans les deux supports à la fois, et de les conjuguer pour toucher un maximum de lecteurs. Ils devront aussi convaincre les grands auteurs et illustrateurs de mettre leur talent au service de la jeunesse. Ce sera l’œuvre d’Hachette et d’Hetzel. Mais ceci est une autre histoire.

Merci à Jean-Paul Gourévitch pour nous avoir confié ce texte en ligne également, depuis le 14 mai 2018, sur le site Ricochet. Le lien est ici.

 

 

Né en 1941, Jean-Paul Gourévitch est écrivain, formateur et consultant international. Il est l’auteur de plus de cinquante ouvrages de nature et de forme très différentes : études, essais sur des problèmes de société, anthologies, romans pour adultes et pour jeunes lecteurs, biographies dont celle d’Hetzel, en 2005, au Serpent à plumes. La littérature pour la jeunesse est l’un de ses centres d’intérêt les plus constants et il a, en toute indépendance, plusieurs fois documenté le sujet. Notons, outre son site et les anthologies réalisées avec le concours du CRILJ, Images d’enfance, quatre siècles d’illustration du livre pour enfants, chez Alternatives en 1994. Son roman Le gang du métro (Hachette jeunesse, 2000) est interdit de vente, dans ses locaux, par la RATP. Autres ouvrages : Abécédaire illustré de la littérature jeunesse (L’atelier du poisson soluble, 2013, Les petits enfants dans la grande guerre (Pascal Galodé, 2014), Explorer et enseigner les contes de fées (Belin, 2016), Les journaux d’enfants pendant la grande guerre (Douin, 2018).

Rire avec Gilles Bachelet

 

Lira bien qui rira le premier

     A l’occasion de la journée professionnelle du 28 mars 2018 du trente-troisième Salon du livre jeunesse de Beaugency (Loiret) titrée « Lira bien qui rira le premier » (qui a accueilli Marie Leroy-Collombel, Antonin Louchard et Yvanne Chenouf), le CRILJ avait demandé à seize auteurs, autrices, illustrateurs et illustratrices devant participer au Salon, du vendredi 13 au dimanche 15 avril, leurs opinions et leurs sentiments à propos de l’humour en général et des livres drôles en particulier.  Voici la page « spécial Gilles Bachelet ».

 

 Si une chose me fait rire, elle fait rire quelqu’un d’autre.

    Mes lectures d’enfance m’ont sûrement plus marqué par leur pouvoir d’évasion que par l’humour à proprement parler, en ce qui concerne les romans en tout cas. Enfant unique, vivant à la campagne sans télévision puis en pension, j’ai été lecteur précoce, boulimique et éclectique.

L’offre étant considérablement plus limitée qu’aujourd’hui et je suis rapidement passé des romans jeunesse (Comtesse de Ségur, « Club des cinq », « Bennet ») aux grands romans « tout public » (Jules Vernes, Jack London, Fennimore Cooper, Conan Doyle, Gaston Leroux, Melville, Defoe, Mark Twain, Stevenson)

    La découverte de l’humour est venue de la bande dessinée à travers « Tintin »,  « Lucky Luke », « Iznogoud », « Spirou », puis, à l’adolescence, Gotlib, Bretecher, Mandrika.

    Deux titres qui m’ont particulièrement marqué enfant : Treize à la douzaine de Frank Bunker Gilbreth (probablement pour l’exotisme que représentait une famille nombreuse pour le fils unique que j’étais) et Les jumeaux de Vallangoujard de Georges Duhamel, pour des raisons plus obscures. Je n’ai plus le moindre souvenir de l’histoire mais je me souviens que ce livre m’avait fasciné et j’en revois encore la couverture.

    Pour moi, le goût du livre drôle s’est développé au fil du temps. Illustrateur plutôt de commande au départ et essentiellement dans la presse magazine (jeunesse et adulte), j’ai toujours aimé cacher dans les coins, même dans des images qui n’avaient pas pour vocation d’être humoristiques, des détails incongrus et décalés.

    Quand je me suis plus tourné vers l’édition jeunesse et que j’ai commencé à écrire mes propres textes j’ai pu donner cours plus librement à ce penchant pour l’absurde.

    Après une période de lassitude et de doutes quant à ce métier, j’ai vraiment recommencé à prendre du plaisir grâce à cette main-mise conjointe sur le texte et sur l’image.

    Mon style de dessin n’étant ni novateur ni particulièrement virtuose, j’ai l’impression que l’humour donne à mes illustrations une sorte de légitimité. Cela me sécurise. Je n’imagine même plus faire une image qui ne fasse pas rire ou sourire, par elle-même ou par juxtaposition avec un texte.

    Ceci dit, j’évite de me poser trop de questions, je pars généralement du principe élémentaire que si une chose me fait rire, elle peut faire rire quelqu’un d’autre.

    Mes textes ne sont généralement pas drôles en eux-mêmes et servent surtout de lien et de contrepoint décalé à l’illustration. Lus tout seuls, ils sont d’une grande banalité et ne prennent sens que par la présence de l’image. Cela me met toujours mal à l’aise de les entendre lus par une tierce personne si l’image est placée trop loin des enfants ou si, comme ils sont par ailleurs très concis, le/la conteur/teuse ne leur laisse pas le temps d’opérer la relation entre les deux.

    Lorsqu’il m’arrive de les lire moi-même dans les classes, je passe plus de temps à commenter l’illustration qu’à lire le texte. Pour le reste, j’essaie de faire rire par le choix des personnages, l’absurde des situations. J’aime jouer avec les références à la littérature jeunesse, à l’histoire de l’art, à mes albums précédents, tant pour l’enfant que pour l’adulte qui partage la lecture avec lui. Car, je l’avoue, j’aime bien dans mes livres pour enfant faire rire les adultes aussi…

    À priori tous les sujets devraient pouvoir se prêter à l’humour. J’adore la drôlerie macabre d’Edward Gorey. Me viennent en tête Le Dé-mariage, un livre jubilatoire de Babette Cole sur le divorce, Pochée, un livre plein d’humour délicat sur le deuil, de Florence Seyvos et Claude Ponti.

    Malheureusement tout le monde n’a pas la même perception du second degré et certains sujets sont plus sensibles que d’autres.

    La littérature jeunesse évolue à l’image de la société. L’addiction au whisky et au tabac du capitaine Haddock n’a pas encore été occultée des albums mais on imagine mal créer aujourd’hui un personnage reposant sur ces ressorts comiques.

    Les polémiques s’enflamment vite sur les réseaux sociaux à propos de stéréotypes de genre, d’appartenance ethnique ou religieuse. Les associations pour l’éducation bienveillante veillent à ce que les papas lapins ne donnent plus la fessée à leurs petits, les baisers des princes charmant sont sous surveillance. D’une façon générale on marche sur des œufs et on anticipe les réactions. Dieu merci le pipi-caca reste une valeur sûre – et abondamment exploitée.

    Dernière chose : me font rire les gens qui font ou racontent des bêtises avec le plus grand sérieux, les citations philosophiques sur fond de soleil couchant sur facebook, les petits flyers des marabouts dans les boites aux lettres, les sketches des Monty Python, les dessins de Bosc, Sempé, Voutch, Glen Baxter, et le liste n’est pas exhaustive.

(Gilles Bachelet – mars 2018)

 Le savez-vous ?

Le dossier du numéro 301 de juin 2018 de La Revue des livres pour enfants est consacré à Gilles Bachelet.

Rire à Beaugency (3)

 

 

Lira bien qui rira le premier

    A l’occasion de la journée professionnelle du 28 mars 2018 du trente-troisième Salon du livre jeunesse de Beaugency (Loiret) titrée « Lira bien qui rira le premier » (qui a accueilli Marie Leroy-Collombel, Antonin Louchard et Yvanne Chenouf), le CRILJ avait demandé à seize auteurs, autrices, illustrateurs et illustratrices devant participer au Salon, du vendredi 13 au dimanche 15 avril, leurs opinions et leurs sentiments à propos de l’humour en général et des livres drôles en particulier. Voici, en trois parties consécutives (plus une page « spécial Gilles Bachelet »), l’essentiel de leurs réponses.

PARTIE 3

 Qu’est-ce qui vous fait rire dans la vie ? Dites-nous tout.

    Impossible à dire, trop de variables. En revanche, ce qui m’exaspère : l’esprit de sérieux. (Antonin Louchard)

    Les enfants, les amis, la joie qui se dégagent parfois de ces rencontres, de ces moments. Le cinéma aussi, quand il sait y faire – chaque fou rire pouvant engendrer une petite larme. (Cédric Ramadier)

    Dans la vie, ce qui me fait rire ? Un peu de tout, il me semble, mais ça dépend avec qui. Et puis, les décalages, les petit pas de coté qui permettent de ne pas se prendre trop au sérieux, ni trop au tragique. (Claire Cantais)

    Certains hommes politiques, mon chat avec une balle de ping-pong, moi quand je m’essaye au cor de chasse. (Pierre Bertrand)

    Les décalages, les situations incongrues, inattendues, les parties de cache-cache et les blagues malicieuses. (Samantha Bailly)

    J’adore les situations absurdes, et les traits d’humour qui amènent une conversation normale vers un imaginaire complètement impossible. (Vincent Bourgeau)

    Ce qui me fait rire dans la vie ? Beaucoup de choses je crois. Tant l’humour pipi-caca-badaboum que le second degré, la logique absurde, l’humour pince-sans-rire, la dérision et l’auto-dérision, les lapsus en actes ou en paroles, etc. Clothilde, presque 5 ans, me souffle : « L’humour, au fond, c’est très sérieux ». (Clothilde Delacroix)

    Les chatouilles, les mots d’enfants, les quiproquos, le décalage, la bonne humeur, les rires communicatifs, les farces, regarder un film de Charlie Chaplin avec mes filles, et bien d’autres choses que j’oublie. (Elsa Valentin)

    Les situations où l’accumulation d’ennuis finit par devenir comique. Les gens qui, se prennent très au sérieux, se prennent les pieds dans le tapis. (Isabelle Simon)

    L’honnêteté. (Camille Garoche dite Princesse Camcam)

    Ce petit pas de côté qui nous montre soudain les choses sous un autre angle, c’est ça qui me fait rire, souvent aux éclats, même toute seule, même pour ce qui ressemble souvent furieusement à une broutille : un verre qui m’échappe des mains, le chat cherchant sa gamelle qu’on a déplacée par mégarde, un enfant barbouillé de sauce bolognaise. Et puis, à dire vrai, plus ça va, plus la vie me fait rire. Elle est tellement absurde, injuste, insensée et, en même temps, folle à lier, démesurément ingénieuse, subtile, éblouissante. Bon, il y a aussi des bords au cadre, hein ? Comme me l’écrivait un jour Olivier Douzou dans un petit mail échangé « J’adore la vie, mais pas tout. » (Jeanne Ashbé)

(février-mars 2018)

 

 

 

Rire à Beaugency (2)

Lira bien qui rira le premier

    A l’occasion de la journée professionnelle du 28 mars 2018 du trente-troisième Salon du livre jeunesse de Beaugency (Loiret) titrée « Lira bien qui rira le premier » (qui a accueilli Marie Leroy-Collombel, Antonin Louchard et Yvanne Chenouf), le CRILJ avait demandé à seize auteurs, autrices, illustrateurs et illustratrices devant participer au Salon, du vendredi 13 au dimanche 15 avril, leurs opinions et leurs sentiments à propos de l’humour en général et des livres drôles en particulier. Voici, en trois parties consécutives (plus une page « spécial Gilles Bachelet »), l’essentiel de leurs réponses.

PARTIE 2

 Pourquoi donc ce goût du livre drôle ? Une nécessité d’écriture ? Une chance supplémentaire d’atteindre son lecteur ? Une envie toute personnelle ? Y a-t-il des sujets privilégiés du livre d’humour ? Ou, à l’inverse, y a-t-il des sujets impossibles à aborder ?

    Je suis venu progressivement au récit humoristique, comme moyen malicieux de capter l’attention du lecteur – petit ou grand -, de le surprendre ou de le piéger. Je pense que, par l’humour, on peut tout aborder. Mon sujet privilégié c’est l’enfance. Mes livres sont des livres pour enfants mais aussi, par les thèmes abordés, des livres sur l’enfance. Un exemple : l’effronterie du livre Tout un Louvre, comme un pétard lâché au sein d’un des lieux les plus austères et grave de la planète. (Antonin Louchard)

    Je n’ai pas le goût du livre drôle. En revanche j’aime jouer avec les mots, avec la langue. J’écris aussi par besoin de partager ma vision du monde, voire de dénoncer ce qui me parait intolérable, et l’humour est un bon angle pour le faire. Je ne crois pas que mes livres soient dans la catégorie des livres  drôles, même si  certains peuvent faire rire. Quand ils font rire, c’est par la langue, les mots inventés, les associations improbables, les jeux de mots, et aussi par l’absurde et le décalé. (Elsa Valentin)

    Je ne vois pas à priori de sujets impossibles à traiter avec humour. Même si parfois le prix de la parodie peut être une férocité proportionnelle. La nature humaine couvre tous les champs des possibles, du bonheur à l’horreur… et l’humour ne manque pas de subtiles variantes. Et tant mieux quand elles sont inattendues. (Valérie Dumas)

    L’humour est une prise de distance avec les angoisses parfois traitées dans mes histoires. Une peur filtrée par le rire, c’est comme un serpent débarrassé de son venin, une balle à blanc, une abeille sans dard. (Pierre Bertrand )

    Je trouve que l’humour et l’auto-dérision sont essentielles pour rester en bonne forme morale et aussi pour améliorer les relations. Alors j’ai écrit beaucoup d’histoires (non publiées) où ces deux aspects sont présents. C’est aussi un moyen d’aborder des sujets difficiles. (Isabelle Simon)

    J’aime écrire des livres drôles pour les enfants. Ils ont envie de rire et moi aussi – avec eux. Ça me fait une soupape entre deux romans plus graves pour les adolescents. Mais de plus en plus, cela me titille, j’ai envie de faire rire aussi les adolescents. Il n’y a pas de raison. L’idée d’apporter de la joie à mes lecteurs et à mes lectrices me plait énormément. C’est une forme d’utilité. Voire de salubrité publique. Je pense qu’on retrouve dans mes romans humoristiques ce qui me faisait rire enfant, cette idée de décalage jouissif. Ma série du « Chat Pitre » en est un exemple : le chat pense, juge, et il est persuadé que ce sont les humains qui habitent chez lui, et pas l’inverse. Ça, je trouve que c’est drôle. Ensuite il y a les jeux de mots, qui sont aussi une forme de subversion. Pour moi, l’humour, c’est le décalage, regarder le réel par  une autre porte que celle qui est habituelle. Je ne suis pas une grande spécialiste de l’humour. Mais en général je ne ris pas quand je sens que ça rabaisse quelqu’un. Je ris quand celui ou celle qui fait rire fait le pari de l’intelligence de son public. Je pense à Mon Chat le plus bête du monde de Gilles Bachelet : ce qui est très fort, c’est que que l’auteur valorise son lecteur, qui plus est son lecteur enfant qui en sait plus que le narrateur. Le jeunes lecteur sait que ce n’est pas un chat, et la méprise le fait hurler de rire. (Florence Hinckel)

    J’ai écrit un seul ouvrage clairement affiché humoristique, Stagiaires : le guide de survie, mais qui est aussi teinté d’un propos social. Pour le coup, l’humour se distille un peu partout, cela peut être les situations, les personnages, la bonne phrase au bon moment. (Samantha Bailly) 

    Avec Vincent Bourgeau, nous avons publié deux bandes dessinées pour les 7-9 ans, et tout de suite, sous couvert de d’aventure, c’est le rire qui a prédominé. C’est un bon ressort le rire. Cela fait avancer un récit. Cela vient peut-être du burlesque. Et, à ce titre, j’ai une anecdote à propos d’un de nos livres (malheureusement épuisé), Debout, couché. Ce livre est une succession de petites saynètes qui se dévoilent grâce à l’ouverture d’un rabat comme un petit cinéma. Toutes ces mini-histoires ont en commun le rire à travers ce qui arrivent aux personnages : l’un chute, l’autre glisse, le suivant se cogne contre un arbre… C’est simple, c’est basique, mais on rit – en tout cas, j’espère. Eh bien ce livre est venu d’une envie de Vincent qui me racontait qu’il adorait regarder des films burlesques avec ses enfants (Chaplin, Loyd) et rire, ainsi, en groupe. C’était si simple, si libérateur, une vraie énergie positive. C’est ce que l’on a essayé de faire dans le livre : du burlesque, pour le simple plaisir du rire ou pour le plaisir simple du rire. C’est si bon. (Cédric Ramadier)

    Pour mes petits albums « Rosalie/Raoul/Bernard », mon ambition était de faire un petit gag à la Tex Avery. C’est très graphique, simple, juste une blague. Après, on peut y voir qurlque chose de plus large sur les rapports humains ; et le rire sert de véhicule. Ce qui me parait être drôle est parfois un subtil décalage entre texte et image. Pour exemple, cette merveilleuse page de Madame le lapin blanc : « Gilbert et Georges (….) sont des garçons sages et réfléchis, qui s’intéressent à tout et savent s’amuser avec trois fois rien » où l’on voit ces charmants lapins sur le pot, puis observer son contenu, puis jouer à la pétanque avec. (Claire Cantais)

    Je ne fais pas des livres drôles. Je fais des livres qui disent que la vie est drôle. Je raconte beaucoup la vie des bébés. Un bébé, ça prend les mains, et les nuits et les jours – faut pas se mentir. Mais c’est un réservoir de gaieté inépuisable. D’ailleurs, c’est pour ça que je me suis arrangée pour en faire cinq. J’ai arrêté à regret.  Dans mes livres, je jette des petits coups de projecteur sur cette adorable drôlerie (parfois déguisée en cauchemar quand on n’en peut plus d’être parent). Mais, quand même, quand un tout petit habite avec nous, qu’est ce qu’on rigole ! (Jeanne Ashbé)

(mars 2018)

Rire à Beaugency (1)

 

 

Lira bien qui rira le premier

A l’occasion de la journée professionnelle du 28 mars 2018 du trente-troisième Salon du livre jeunesse de Beaugency (Loiret) titrée « Lira bien qui rira le premier » (qui a accueilli Marie Leroy-Collombel, Antonin Louchard et Yvanne Chenouf), le CRILJ avait demandé à seize auteurs, autrices, illustrateurs et illustratrices devant participer au Salon, du vendredi 13 au dimanche 15 avril, leurs opinions et leurs sentiments à propos de l’humour en général et des livres drôles en particulier. Voici, en trois parties consécutives (plus une « spécial Gilles Bachelet »), l’essentiel de leurs réponses.

PARTIE 1

 Avez-vous le souvenir d’un livre vous ayant vraiment fait rire quand vous étiez jeune lecteur (ou jeunes lectrice) ? Etiez-vous, dans vos lectures, plutôt aventure, policier, vie quotidienne ou autre chose ? Etiez-vous, petit ou petite, boute-en-train ou amateur ou amatrice de farces et d’histoires drôles ?

    Je n’ai aucun souvenir de livres drôles et j’étais trop effacée pour être boute-en-train. (Valerie Dumas)

    Je n’ai pas de souvenir d’un livre qui m’a fait vraiment rire. J’aimais bien tout genre d’histoire, mais ce qui m’intéressait le plus ce sont des images. (Camille Garoche dite Princesse Camcam)

    J’écris des livres pour les tout-petits. Or je n’ai quasiment aucun souvenir de cette période. J’écris certainement pour l’enfant que j’étais, ou plus bateau : j’écris pour l’enfant que je suis encore. Cela doit réveiller de vieilles émotions. Cela me fait rire, m’émeut aujourd’hui comme cela aurait pu quand j’étais tout petit. Sinon, je me souviens de « Oui-Oui », puis de « Fantômette », puis du « Club des cinq ». de la « Bibliothèque rose » puis « verte ». Du très classique. J’étais timide mais j’aimais rire, faire des blagues, plutôt à plusieurs. (Cédric Ramadier)

    Je ne recherchais pas particulièrement les livres drôles mais tintinophile impénitent, les joutes entre le capitaine Hadock et le professeur Tournesol ou avec la Castafiore m’ont toujours fait rire. Et puis, plus tard, « Astérix » et « Gaston Lagaffe ». (Pierre Bertrand)

    J’étais très friand d’Asterix, et je me souviens de fous rire sur certaines séquences, celle du cuisinier goûtant le plat d’Astérix esclave dans Les lauriers de Cesar par exemple. Et me fait toujours aussi rire aujourd’hui. (Vincent Bourgeau)

    Peut-être La belle histoire du Prince de Motordu, je l’aimais beaucoup, cet album, mais je ne sais pas s’il me faisait vraiment rire. Je me souviens d’un passage de Peter Pan qui, lui, m’a fait rire, vraiment rire : le passage où Peter fait dire à Crochet qu’il (Crochet) est un cabillaud. Petite, j’étais boute-en-train. (Elsa Valentin)

    Quand j’étais petite, je me souviens avoir ri avec Fifi Brindacier, d’Astrid Lindgren, mais aussi avec L’ours Paddington, de Michaël Bond. Je ne trouvais que des « vieux » romans comme ceux-là dans la bibliothèque que je fréquentais. L’offre était plus pauvre en humour qu’aujourd’hui. Ah, il y a eu aussi Le passe-miroir de Marcel Aymé. Ce n’était certes pas du rire aux éclats, mais c’était un contentement jouissif dû au décalage par rapport au réel. Ce qui me faisait rire, c’était la subversion : une petite fille méga-forte, un ours qui parle, un homme qui peut traverser les murs. (Florence Henckel)

    J’ai un souvenir très net de la  lecture d’un roman au collège qui m’a fait rire, Mon nez, mon chat, l’amour et… moi, de Louise Rennison. Mais, je crois que je préférais plutôt les tranches de vie, et j’étais, comme on dit, une enfant « sage ». (Samantha Bailly)

    Je n’ai curieusement aucun souvenir de livre qui m’aurait fait rire petite… Je me souviens juste d’un Pinocchio assez flippant. Sinon, j’ai grandi avec « Tintin ». Et avec « Fantômette », « Le Club des cinq », « Le Clan les sept ». On peut dire que j’étais résolument « aventures ». Mon vrai souvenir de rire, je le dois à Pierre Richard dans Le grand blond avec une chaussure noire. C’était mon idole, et j’imagine que c’était assez répandu, puisque j’ai réussi, à mon école, à échanger un prétendu autographe de Pierre Richard, confectionné par ma petite main, contre une loupe. J’ai arrêté l’arnaque à l’autographe, mais j’ai contracté un réflexe pavlovien, dès le générique du grand blond, maintenant encore, je ris. J’étais plutôt boute-en-train. C’était mon rôle dans une famille où personne ne se battait pour la place. (Claire Cantais)

    Je lisais plutôt des romans d’aventure, mais Winnie the Pooh, que j’ai lu petit et relis encore régulièrement aujourd’hui, me fait rire immanquablement à chaque fois. Les Pickwick Papers de Dickens, lus pour la première fois à l’adolescence, aussi. J’étais plus provocateur que boute-en-train. Et je me retrouve un peu dans le petit lapin effronté que je mets en scène dans mes livres. Je me souviens, en revanche, de ma fascination pour les dispositions à l’humour de certains de mes camarades. Un talent que j’enviais. (Antonin Louchard)

    A vrai dire, j’aimais à la folie les livres qui font … pleurer et c’est la vérité vraie. Pour moi, pleurer en lisant est un des plus grands plaisirs de l’existence. Je suis aussi une lectrice qui éclate de rire en lisant, très fort (je vous dis pas dans les trains, pire dans les avions). Mais, rire et pleurer c’est presque pareil, c’est quand ça déborde. (Jeanne Ashbé)

(mars 2018)

 

 

 

 

Philippe UG à Moulins

 

Les pop-up de Philippe Hug, c’est rock and roll

« Philippe UG, qui expose ses pop-up à la salle des fêtes de Moulins, a mené une visite-rencontre-punchy, hier, à laquelle une trentaine de personnes ont participé. L’homme a entrepris de déconstruire l’image de « Bohème rêveuse bouts de ficelle » qu’on pourrait avoir du métier d’illustrateur. Après cette visite, on imagine bien plus un travail devant un ordinateur, des coups de fil à des usines et des petites mains qui assemblent les pièces de papier à la main en Chine. Car là est bien la réalité de la production du livre, notamment du pop-up, qui est semi-industrialisée. « Pour arriver à une telle finesse de réalisation, il faut des machines ! » Comment Philippe UG crée-t-il donc ses livres ? « Je travaille essentiellement à l’ordinateur, après avoir créé une « maquette sale » faite avec tout ce que je trouve, pour faire un brouillon rapide. Il faut que la main arrive à suivre la cervelle ! Je travaille ensuite avec un logiciel vectoriel. Avec cet outil, je peux tout faire, par exemple, l’œil d’un oiseau, ses plumes, son bec ». La maquette créée par l’artiste est ensuite améliorée par un ingénieur papier (pour le cas de Philippe UG, c’est lui-même, sinon, c’est souvent un certain Bernard Duisit), avant d’être envoyée à l’éditeur et à l’imprimeur. « C’est là que les problèmes commencent. Car c’est trop gros, et du coup, c’est trop cher. Il faut que le livre soit ensuite vendu moins de 20,00 euros. On coupe, on réduit et on glisse des dessins à la place des découpages de papier en trop. On vous l’avait dit : ça casse le mythe. »

( par Marjorie Ansion – La Montagne – 1ier octobre 2017 )

 

(photographies : Françoise Lagarde et André Delobel)

 

Né en 1958, Philippe Huger dit UG, diplômé de l’École d’arts appliqués Duperré, est graphiste, illustrateur, sérigraphe, imprimeur, professeur de dessin, dessinateur de presse, ingénieur papier et éditeur. C’est en réalisant des décors pour Les Galeries Lafayette qu’il songea à passer de l’illustration proprement dite à la réalisation de pop-up. C’est ainsi que, reconnu désormais pour ses livres animés destinés à la jeunesse, principalement publiés aux éditions Les Grandes Personnes – Drôle d’oiseau (2011), Big Bang Pop (2012) Les robots n’aiment pas l’eau (2013), Le jardin des papillons et Vasarely (2014), Les Shadoks et Lutins des Bois (2015), La princesse Flore et son poney et Tout au fond (2016),  Corolles (à paraitre fin 2018) – Philip UG fut, dès les années 1990, précurseur dans le pop-up d’artiste artisanal en sérigraphie, très apprécié des collectionneurs. Selon Le Figaroscope, Philippe UG « puise ses sources d’inspiration dans la BD alternative, la culture rock, le jeu vidéo, les robots. Les influences d’UG sont à chercher du côté de la mouvance underground. Ses pop-up reflètent, par leur thématique et le traitement de l’image, les atmosphères urbaines et un univers résolument contemporain. » Philippe UG expose très souvent ses pop-ups géants, ses maquettes, ses jouets de papier et ses décors. « Je suis le seul créateur de livres animés à réaliser des expositions. Des auteurs de livres pop-up, il y en a d’autres mais qui restent dans le format livre. Moi, je fais des grands formats notamment parce que j’ai fait du pop-up pour des décors. Donc on a fait souvent appel à moi. »

 

 

 

Serge Bloch à Moulins

 

Illustrateur, c’est un très beau métier

« Je ne me sens pas qu’illustrateur et je ne m’intéresse pas qu’à la jeunesse. Ce qui m’intéresse, c’est le dessin sous tous ses aspects. Illustrateur, c’est un très beau métier, j’illustre souvent des textes. Mais je fais aussi des dessin de presse. Le mot illustrateur est un peu plus étroit. A Moulins, j’expose donc des dessins de presse, d’édition, de communication et de petites sculptures. J’ai commencé ma carrière par là, à la fin des années 1970. Un moment assez génial, tous les groupes de presse, les éditeurs se développaient énormément, Gallimard jeunesse, Nathan, Bayard. À l’époque, c’était sympa et facile de trouver du boulot. J’ai été directeur artistique à Bayard presse pendant longtemps. Ce qui me plaît, c’est de tisser une communication avec l’enfant. Je ne suis pas un professeur, plutôt un amuseur. Dans « Max et Lili », Dominique de Saint-Mars donne le côté sérieux dans les scénarios. J’apporte un peu d’humour pour un résultat ludo-éducatif, dans la lignée de Bayard. J’aurais pu me contenter de faire « Max et Lili », vu le succès de la série. Mais ça m’a donné envie de créer « SamSam », d’aller vers la fantaisie, moi qui avais assez donné dans le quotidien. Avec ce personnage, j’ai aussi un projet de long-métrage, qui sortira dans deux ans et de cinquante épisodes pour la télé. Je suis ce projet de très près. J’aime travailler en équipe, cela me rappelle mes débuts chez Bayard. Ce n’est pas toujours facile de partager son travail mais pour développer, faire vivre ses personnages, il faut l’accepter. Cela ne me dérange pas d’être légèrement trahi, si le résultat est mieux. Gamin, j’ai aimé le dessin avec Hergé, Goscinny, aussi, son génie de l’humour et le trait de Sempé. Je suis très influencé par lui et par des dessinateurs américains comme Steinberg. Il y a aussi Tomi Ungerer, autre invité de la manifestation. Nous sommes tous deux alsaciens. Chez les plus jeunes, j’aime bien Philippe Petit-Roulet, Pascal Lemaître et beaucoup d’autres qui ne sont pas connus. Aujourd’hui, tout le monde veut devenir dessinateur. Ce n’était pas le cas quand j’étais jeune. »

( Serge Bloch – La Montagne – 25 septembre 2017 )

(photographies : André Delobel)

 

Né à Colmar en 1956, Serge Bloch fréquente l’atelier d’illustration de Claude Lapointe à l’École supérieure des arts décoratifs de Strasbourg, puis commence à travailler pour la presse enfantine. Il fut rédacteur en chef visuel du journal Astrapi. Vivant entre Paris et New York, Serge Bloch se partage entre illustration pour enfants (les 90 titres de la série « Max et Lili », SamSam créé pour Pomme d’Api, de nombreux ouvrages chez divers éditeurs), dessin de presse (pour The Washington Post, The Wall Street Journal, The New York Times, The Boston Globe, The Los Angeles Times, etc), travaux publicitaires (Coca Cola, Hermes, RATP, Samsung, Mondial Assistance, etc), cinéma d’animation et expositions. Il a reçu, en 2005, la médaille d’or de la Society of Illustrators, le prix Baobab du Salon du livre et de la presse jeunesse, en 2006, pour Moi j’attends de Davide Cali (Éditions Sarbacane), un Bologna Ragazzi Award de la Foire du livre de jeunesse de Bologne 2007 pour ses illustrations de L’encyclopédie des cancres, des rebelles et autres génies de Jean-Bernard Pouy (Gallimard Jeunesse). En septembre 2016, il a publié, chez Bayard, Bible, les récits fondateurs avec un texte de Frédéric Boyer, publication suivie de l’exposition Il était plusieurs fois… montré au Cent Quatre à Paris, à la Chartreuse de Villeneuve lez Avignon et à Cracovie. En 2017, il illustre Georges et son ombre de Davide Cali (Sarbacane). Serge Bloch est un adepte du trait « simplifié ». « Il m’arrive encore que des directeurs artistiques me demandent si ce que je viens de leur proposer est la version définitive. D’autant qu’en général, c’est moins bien si j’en viens à retoucher mes images. »