Du côté des éditions de l’Edune

par André Delobel

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Un entretien avec Philippe Lesgourgues, directeur des éditions de l’Edune, et Franck Prévost, auteur.

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. Les débuts de l’Edune ?

    Avant d’être éditeur, j’était maquettitste et j’ai, un jour, souhaité élargir mon activité en créant cette maison d’édition. C’était en mars 2006, à l’occasion d’un salon du livre régional où j’ai présenté les trois premiers livres. Ce fut tout de suite une aventure formidable, ponctuée de nombreuses rencontres.

. Peut-on parler de priorité à l’image ?

    Au début de son existence, l’Édune donnait davantage d’importance au texte puis, peu à peu, la maison d’édition a accordé de plus en plus d’importance à l’image.

. Avec notamment la collection « l’Abécédaire » ?

    Cette collection est née d’une idée de Régis Lejonc. C’est lui qui nous a proposé le concept, “un album par lettre”, et qui a, ensuite, sollicité des illustrateurs qu’il connaissait. Aujourd’hui, la collection est complète avec vingt albums. C’était pour nous, à l’époque, un enjeu énorme, au plan éditorial, bien sûr, mais aussi au plan économique car l’Édune n’avait qu’une seule année d’existence. C’est, je crois, une collection de qualité et les vingt albums, qui connaisent un succés constant, sont notre vitrine.

.Quid de la collection « Tabous » ?

Pour cette collection, l’Édune a fait le choix d’aborder des thèmes forts, très peu ou pas du tout abordés telle la maladie chez l’enfant, la grève, le déni de grossesse..

. Franck Prévost, vous êtes un fidèle de l’Edune ?

    J’y ai publié un premier livre, Papa contre Trucman, à propos de la consommation de masse, puis j’ai proposé un recueil de pensées, Les pensées sont des fleurs comme les autres. J’ai ensuite créé la collection « Papillottes » qui rassemble des recueils de pensées. C’est une collection “pour le plaisir”. Les auteurs jouent avec les mots dans des genres très différents. Chaque recueil étant conçu par un auteur différent et un illustrateur différent, la collection propose une grande variété et une grande richesse.

. On est bien à l’Edune ?

    J’y apprécie la liberté qu’on y trouve, le côté “carte blanche”. On peut, dans cet espace de liberté, développer ses idées et ses envies.

La situation des petites maisons d’éditions n’est pas toujours facile et la librairie est en péril. Que peut–on, Philippe Lesgourgues, souhaiter à l’Edune ?

    De pouvoir continuer à faire des livres, donc parvenir à conserver la confiance des auteurs et des illustrateurs puis celle des libraires et des bibliothécaires qui nous connaissent. Je souhaite pouvoir continuer dans le même esprit, l’image et les thèmes forts, et ne pas décevoir les lecteurs. Continuer à surprendre est un vrai challenge. Et puis, il faut communiquer le plus possible, être présent sur les salons, garder le contact avec les enfants, être à leur écoute, pour proposer des albums qui leur correspondent.

. Vous avez, je crois, un projet numérique. Est-ce bien raisonnable ?

    L’idée d’un développement numérique est présente depuis longtemps dans les projets de l’Édune. Mais c’est difficile. Le développement prend beaucoup de temps et il est, pour une petite maison, particulièrement onéreux. L’idéal serait de développer un projet « mixte » qui inclurait produit papier et produit numérique.

(Beaugency, le 1ier avril 2012)

 

Maître-formateur retraité, André Delobel est, depuis trente ans, secrétaire de la section de l’orléanais du CRILJ et responsable de son centre de ressources. Auteur avec Emmanuel Virton de Travailler avec des écrivains publié en 1995 chez Hachette Education, il a assuré pendant quatorze ans le suivi de la rubrique hebdomadaire « Lire à belles dents » de La République du Centre. Il est, depuis 2009, secrétaire général du CRILJ au plan national.

Philippe Corentin, un rire engageant

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En prélude à l’Assemblée Générale du CRILJ, Yvanne Chenouf est venue à Montélimar le 24 mars 2012 faire part de son analyse de l’œuvre de l’auteur et illustrateur Phillippe Corentin. Décapante et éclairante présentation, images et film à l’appui.

Les signes avant-coureurs de l’œuvre

     Avant d’entreprendre une carrière d’auteur et d’illustrateur pour la jeunesse, Philippe Corentin (Le Saux de son vrai nom) a vécu du dessin de presse et de la publicité. Il a travaillé dans le journalisme en publiant, dès 1968, des dessins dans L’Enragé puis il a continué avec d’autres magazines comme Elle, L’Expansion, Lui, Marie-Claire, Vogue… Il a aussi conçu des affiches, illustré des guides et des romans accompagnant les mouvements politiques et sociaux d’une époque créative, marquée par différentes prises de position sur les guerres du Vietnam et d’Algérie, la décolonisation, l’exode rural, la croissance économique, le baby-boom, l’émancipation des femmes, etc. C’est muni de ce regard qu’il est entré dans l’édition pour la jeunesse, un champ en pleine expansion. Sa première participation a consisté à illustrer un conte d’Eugène Ionesco (1) publié par François Ruy-Vidal et Harlin Quist chez Jean-Pierre Delarge (des éditeurs d’avant-garde) puis un roman (2): « J’ai trouvé ce travail d’illustrateur très ingrat. Le livre était plein de descriptions. J’avais l’impression d’être un tâcheron, un tâcheron de génie, mais un tâcheron. Très frustrant. C’est à ce moment-là que j’ai décidé de faire à l’avenir les dessins et le texte.  » (3) Il a donc fait ses premiers pas d’auteur et d’illustrateur pour enfants chez Hachette avec une collection au titre expressif : Gobelune.

     Le Loup blanc (4), premier album, est une charge contre la chasse et les chasseurs assimilés à des va-t-en-guerre. Lacomposition ne suit pas la structure d’un récit pour la jeunesse (début, milieu, fin) mais aligne des planches plus ou moins liées. Aucune soumission aux lois du genre malgré un début aux formes convenues (« Il y avait une fois un château au milieu des bois. Dans les bois, il y avait des loups.« ). L’œuvre, référencée, résonne de La Légende de Saint-Julien l’hospitalier de Flaubert, l’histoire d’un chasseur harcelé par les bêtes qu’il extermine sauvagement. Ce conte commence ainsi : « Le père et la mère de Julien habitaient un château au milieu des bois… » À la fin de Flaubert : « Un soir d’été, à l’heure où la brume rend les choses indistinctes… » Philippe Corentin répond ainsi : « Que c’est beau !  » s’exclamaient les nouveaux chasseurs découvrant enfin la nature dans la brume du petit matin. » Le sous-titre « Conte à régler » renvoie au titre de la légende : Trois contes.

    Pendant huit ans, Philippe Corentin gardera ce ton caustique, livrant environ un album par an (Hachette, Rivages, Hatier). Loin des fictions classiques, il opte pour des recueils de sketches, gags et jeux de mots fondés sur le décalage entre le texte et l’image. Seul, il publie, chez Rivages, Les Avatars d’un chercheur de querelle, puis il co-signe avec son jumeau, Alain le Saux, Totor et Lili chez les Moucheurs de nez : « C’était un grand projet, il devait y avoir une dizaine de volumes. On en a fait trois, » … chez les moucheurs de nez « , « … chez les mangeurs de soupe » et » … chez les laveurs de mains« . Un seul est paru. Cette encyclopédie persifleuse a été un fiasco. Trop d’ironie. Le deuxième degré pris au premier, ça ne pardonne pas.  » (5) Dans C’est à quel sujet ?, dans Papa n’a pas le temps, il caricature des situations familiales ou des comportements adultes à travers des scènes vues par un ours en peluche, une enfant ou un narrateur anonyme. Le père, cible de l’ironie, cache mal sa ressemblance avec l’auteur. Sinon, il livre des recueils de jeux de mots sur le thème des animaux : Nom d’un chien, Porc de pêche et autres drôles de bêtes (Rivages, 1985), Pie, thon et Python (Hatier, 1988).

    L’entrée dans le champ de l’enfance n’a pas été simple et a nécessité des ajustements périlleux parce que sans concession : faire une oeuvre stimulante qui n’endorme pas les enfants. Pour les rallier à son mode de narration, l’artiste a dû combiner un pôle franchement « rigolo » et un pôle plus subtil, gorgé de références, un travail d’orfèvre sur l’image et la langue. Alors les histoires se sont déployées, dosant les montées du rire, gérant l’économie des silences, enveloppant dans le feuilleté du sens toute la charge sociale, dépouillée de ses rictus vengeurs, de son cynisme canaille, évidée d’arrogance, affinée de seuils, de degrés, de nuances. Le goût des enfants pour les histoires a été entendu, comblé. Un respect que le jeune public a immédiatement plébiscité reconnaissant dans cette volonté de faire rire « par le haut », la « voix basse » qui leur parle avec pudeur et bouleverse le texte et les images, sans pitié pour les bons sentiments. Tout un art du mouvement met en branle un « je-ne-sais-quoi » évident, un don d’enfance.

Les degrés de l’ironie

    Les textes se sont étoffés, des intrigues se sont nouées, tirant parti des infinies possibilités de l’écriture et du dessin, tout en gagnant en clarté et en lisibilité. Les gags n’ont pas disparu, marbrant la chair des récits. L’ironie, ce genre qui posait problème aux jeunes lecteurs et devenait source de méfiance chez les éditeurs, a été posée comme point de départ du premier album « narratif ». Philippe Corentin l’a endiguée, contrôlée, travaillée comme une matière et ses effets sont devenus accessibles sans qu’aucun renoncement aux règles du « bien écrire pour la jeunesse » n’ait été consenti. Les marqueurs de l’ironie (inversion des valeurs, retournement des situations, contestation des règles établies…) ont été inscrits dans le titre, actionnés dès le titre : Mademoiselle Tout-à-l’envers (1988) !

    La couverture montre une chauve-souris, tête en bas, venue se réfugier chez les souris ses cousins après un revers de fortune : la dévoration de ses parents par un boa. Pouvait-on rêver meilleure intrigue : une orpheline, des bêtises enfantines etdes références intratextuelles (L’Afrique de Zigomar) et intertextuelles (Le Voyage de Nils Holgerson) ? Pour voir la chauve-souris à l’endroit, il faut retourner le livre. Le nom de l’auteur et le titre apparaissent à l’envers. Comment mieux dire ce jeu de dessus/dessous, marqueur de l’ironie, cet envers du décor, ces doubles sens qui contestent une norme pour en imposer une autre ? Le corps de la demoiselle a beau être inversé, sa robe n’est pas soumise aux lois gravitationnelles des souris (« Nous aussi on vole. On a déjà sauté du toit avec des parapluies. On a volé jusqu’en bas.« ), ce que montrent les pages de garde avec la vision de deux souriceaux timorés accrochés à leur parapluie (un rose pour lui, un bleu pour elle, encore une inversion). Logique hautement défiée par la chauve-souris qui déclare : « Oui, mais moi je peux aussi voler en montant ». Images surprenantes du vol avec un personnage présenté tête en bas et deux autres protégeant leur descente par des parapluies. La couverture rappelle L’Opossum qui avait l’air triste (6) tandis que la seconde fait écho à la couverture de Ma Vallée (7).

Les envers du décor

     Philippe Corentin jouera encore avec ces inversions d’univers, ces lois opposées qui régissent des mondes pourtant mitoyens : dans ZZZZ… zzzz… (2007), les mouches parlent dans des rubans emberlificotés qui nécessitent de tourner le livre pour pouvoir le lire (à moins de lire à deux en étant face à face).

    L’inversion sera encore travaillée dans Le Chien qui voulait être chat (1989). Ici, la mutation est de taille puisque le chien, qui convoite la place du chat, son ennemi, abandonne la chasse pour se réfugier dans le terrier du lapin. L’œuvre s’installe sur la scène sociale, cadastre idéologique où s’affrontent inégalement les nomades, les sans feu ni lieu, les transfuges vagabonds et les sédentaires, les « assis » de Rimbaud, les autochtones et les autres enracinés.

L’Autre, cet étrange étranger

     De plus, la demoiselle est étrangère (elle vient d’Amérique) : ce statut d’immigrante en fait la cible de l’ironie. (8) On s’étonne (elle est bizarre, pas sympathique, rouspéteuse, oudeuse, dort le jour, mange la nuit, hiberne…), on l’épingle ( » Mademoiselle fait tout à l’envers… Le jour, elle ne joue pas avec nous parce qu’elle dort, et la nuit elle joue sans nous Et puis elle mange des trucs dégoûtants…« ).

    L’imposteur, intrus dans un monde familier habite Machin Chouette (2002). L’adoption d’un chien errant (un clochard…) dans une famille ordinaire met le chat (qui craint pour son fauteuil) hors de lui. Les injures pleuvent (« ce gros nigaud« , « l’imbécile« , « il ne doit pas être très malin« , « petite cervelle« , « complètement idiot« , « ce balourd« , « le premier corniaud venu« , « soupe au lait et sans humour« ) sur cet être qu’il est si peu question d’accueillir qu’il demeurera l’anonyme « Machin Chouette ».

    Même traitement pour le loup dans Mademoiselle Sauve-qui-peut (1996) où l’enfant, qui vient rendre visite à sa grand-mère, démasque l’intrus qu’elle chasse sans ménagement du lit de son aïeule : « Non, mais, dis donc le loup, tu crois que je ne sais pas faire la différence entre un loup et une mamie ? Allez, ouste ! Hors d’ici ! » « Allez, zou ! Dehors ! Et plus vite que ça ! Il veut que je m’énerve en vrai, le loup ? Il me croit aussi bête que le Petit Chaperon rouge ou quoi ? » Il faudra l’intervention de la grand-mère pour sauver ce mythe de la littérature, devenu indigent : « Laisse-le, ce n’est qu’un pauvre bougre que j’ai ramassé dans la neige, mourant de froid et de faim.« 

    Dans Biplan le rabat-joie (1992), on distingue nettement « ceux du plafonnier » et ceux de l’abat-jour, et, là encore, le clivage bénéficie à « ceux d’en haut » : « Son seul copain, c’est le moustique du plafonnier./Les moustiques, c’est bien connu, sont des pédezouilles, mais celui du plafonnier est sympa./Ce n’est pas comme celui d’en bas./Celui de l’abat-jour vert qui, lui, est un vrai pédezouille.« 

    Ils sont nombreux ces « étrangers » qui doivent se confronter à un monde inconnu, parfois adverse : un Père Noël chez les souris, les fourmis ou les loups, des animaux continentaux au pôle Nord, des souriceaux ou des mouches chez leur auteur (9), un loup, un cochon, des lapins dans l’univers aquatique de la grenouille (qui semble étrangère), des moucherons chez les poux (des pedzouilles), un merle et un souriceau chez les légumes, un enfant et son chien chez les gâteaux, un monstre chez un enfant et l’inverse, un loup recueilli par une grand-mère ou reçu chez des lapins, un chien vivant dans un terrier, un autre adopté par des humains et, enfin, un crocodile chez des humains. Les héros de Philippe Corentin ne sont pas à leur place mais ce « déplacement », cette prise de distance, ce « pas de côté », va souvent les aider à mieux se définir, mieux se spécifier… quitte à perdre son identité comme le chien qui voulait être chat… et finira poisson dans un aquarium. Ironie du sort.

Les leçons des autres

     C’est l’autre qui détient nos propres ouvertures et nous aide à forger les clés de notre identité :  » [L’enfer, c’est les autres.] On a cru que je voulais dire par là que nos rapports avec les autres étaient toujours empoisonnés, que c’était toujours des rapports infernaux. Or, c’est tout autre chose que je veux dire. Je veux dire que si les rapports avec autrui sont tordus, viciés, alors l’autre ne peut être que l’enfer. Pourquoi ? Parce que les autres sont, au fond, ce qu’il y a de plus important en nous-mêmes, pour notre propre connaissance de nous-mêmes. Quand nous pensons sur nous, quand nous essayons de nous connaître, au fond, nous usons des connaissances que les autres ont déjà sur nous, nous nous jugeons avec les moyens que les autres ont, nous ont donné de nous juger. Quoi que je dise sur moi, toujours le jugement d’autrui entre dedans. Quoi que je sente de moi, le jugement d’autrui entre dedans. Ce qui veut dire que, si mes rapports sont mauvais, je me mets dans la totale dépendance d’autrui et alors, en effet, je suis en enfer. Et il existe une quantité de gens dans le monde qui sont en enfer parce qu’ils dépendent trop du jugement d’autrui. Mais cela ne veut nullement dire qu’on ne puisse avoir d’autres rapports avec les autres, ça marque simplement l’importance capitale de tous les autres pour chacun de nous.  » (10).

Ironie du sort

     Le chien de chasse, fatigué de courir (11), cherche un emploi plus reposant. Vouloir échapper à une  » vie de chien  » est une source de comique en soi, renforcée par les contraintes d’un recrutement dominé par l’homme : l’employabilité varie selon qu’on est domestiqué ou non, corvéable ou non, comestible ou non et voilà l’animal obligé de se former. Autre ironie du sort, c’est à sa proie que le chien va devoir sa conversion : ( » Écoute, Routoutou ! Les poules pondent des œufs, les chiens montent la garde et les vaches donnent du lait. Voilà, c’est comme ça !  » lui répond Grandoreille excédé. Ou tu travailles, ou tu finis dans une casserole. « ).

    Même ironie du sort pour Tête à claques (2000) et N’oublie pas de te laver les dents ! (2009). Louveteau et petit crocodile renouent avec leurs instincts grâce à la proie qu’ils convoitaient : le louveteau apprend à hurler comme un loup avec les lapins et le crocodile, reptilien, se souvient de sa grand-mère grâce à la fillette « Pour obtenir une vérité quelconque sur moi, il faut que je passe par l’autre. L’autre est indispensable à mon existence, aussi bien d’ailleurs qu’à la connaissance que j’ai de moi. » (12)

    En refusant ces codes, seul le chat s’est attaqué au système humain ( » Un chat ne vient jamais quand on l’appelle !  »  » Un chat ne rapporte jamais rien, ni balle, ni carotte, ni quoi que ce soit !« ) ce qui lui confère une place enviée : (« Je te l’avais dit. Tout le monde veut être chat en ce moment ! « dit Grandoreille.) Mais, comme le montre Machin Chouette, en gagnant cette indépendance, le chat n’a-t-il pas perdu le prestige dont il jouissait dans les anciennes civilisations : « Un caractère seulement. Un caractère de Chat. C’est en de tels moments irrités que je sens, à n’en pas douter l’humiliante situation qui nous est faite, à moi et à tous ceux de ma race. Je me souviens d’un temps où des prêtres en longues tuniques de lin nous parlaient courbés et tentaient, timides, de comprendre notre parole chantée. Sache Chien que nous n’avons pas changé. » (13) Déclassé le chat par refus d’altérité ?

Retournements de situation

     Mais la chauve-souris outragée retourne la situation et fait valoir un monde inversé. Deux procédés, l’un sémantique, l’autre graphique, disent le jeu des miroirs. D’abord, la référence à Dracula (« C’est Chiffonnette qui nous empêche de dormir avec ses histoires de vampires.« ), soutenue par la cape, les ailes, la salade de bougies, l’activité nocturne. Ensuite, le point de vue de l’image. Tout est vu à partir du regard des souris : l’univers de la chauve-souris est inversé. Mais, lors du sommeil hivernal, tandis que les souriceaux aimeraient jouer, la scène est vue depuis le lit de Chiffonnette, celle qui impose la rupture et mène le bal. Quel est le vrai monde ? Celui des souris ou des chauves-souris ? Des diurnes ou des nocturnes ? Des granivores ou des insectivores ? Monde des chasseurs ou des chassés ? De ceux d’en haut ou de ceux d’en bas ? Des dominants ou des dominés ? Les cloisonnements sociaux sont interrogés, rarement dépassés.

    Dans Machin Chouette, le chien, lui aussi, retourne la situation à son avantage puisqu’il finit par usurper la place du chat sur le fauteuil (une place qu’il ne quittera plus). Quant aux mouches de ZZZZ… zzzz…, n’ont-elles pas, elles aussi, transformé la situation en leur faveur puisqu’elles ont obtenu ce qu’elles voulaient, malgré le démenti de l’auteur ( « Une histoire de mouches et puis quoi encore !« ) : un album rien que pour elles.

    Dans Papa !, deux univers parallèles se côtoient et s’affolent mutuellement : celui des humains et celui des « monstres ». Et pourtant, dans une homologie de situation impeccable, les mondes se ressemblent « terriblement » comme si un miroir les séparait : même crainte de l’enfant dans le lit, même secours des parents (les mères ont la même robe), même vie sociale de part et d’autre (réception au salon), même explication du cauchemar (excès de sucreries, seuls les genres de gâteaux varient), même issue (le recouchage de l’enfant).

    Dans Le Chien qui voulait être chat, on note un changement de position entre le chien et le lapin (le chien, demandeur, porte d’abord le lapin car il est son obligé avant que la situation ne s’inverse l’inverse puisqu’il il est pris en charge par le lapin). Cette soumission du lapin (sa domestication ?) se remarque à son allure : il se déplace d’abord par bonds (tel un lapin) avant de se mouvoir comme un chat (la cible incorporée).

Degrés et perspectives

     L’ironie, qui n’est pas qu’un jeu de contraires ou d’inversions, repose sur la perception de degrés et de connivences. Comprendre un discours ironique nécessite toujours la reconstruction d’un implicite (sous-entendu) : comment comprendre l’oisiveté de la chauve-souris qui regarde, sans rien faire, sa famille s’activer pour réaliser son désir de dormir la tête en bas (« Il faut déménager les meubles, accrocher, attacher, coller et clouer une partie de la nuit. Ça y est, c’est terminé. Tout le monde va pouvoir enfin se coucher.« ) alors qu’elle est extraordinairement active, la nuit, quand ses cousins dorment (« Toute la nuit, Chiffonnette, voletant, joue au ballon, sort, rentre, chantonne, bouscule les chaises et ne s’endort qu’au petit matin.« ) ? Comment expliquer cette attitude ? Détermination biologique (c’est une nocturne et pas une diurne) ou réalité psychologique (c’est une rouspéteuse, une boudeuse… une capricieuse) ? En permanence, sous des allures simples et franches, l’œuvre de Philippe Corentin conduit ses lecteurs à franchir des seuils pour dépasser les apparences.

    Mademoiselle (mademoiz-ailes) n’apparaît qu’au moment du dîner, s’endort au petit matin, commence ses repas par le dessert. A-t-elle des désirs de grandeur (« Elle monte encore plus haut, toujours plus haut.« ) ? Se prend-elle pour une star ? Cache-t-elle, sous son habit de vampire, une nature de « vamp », femme fatale du cinéma américain ? C’est par un dernier retournement, celui du livre, que la chute s’imposera. L’auteur a-t-il tiré parti de la position dominante de l’animal (elle plane) (14) pour contester les normes de la littérature de jeunesse ? Un point de vue narratif s’est imposé : « … l’ironie introduit dans notre savoir le relief et l’échelonnement de la perspective.  » (15) L’œuvre ne quittera plus ce regard d’œil surplombant (Flaubert), cet échelonnement du langage (Barthes), ce regard oblique (Doisneau) toute une signalisation de l’ironie que file une métaphore spatiale : péri-phrase, para-doxe, par-odie, circonlocution, intertextualité, digression, mise en abîme…

Le jeu des masques

     L’ironie, qui s’énonce à mots couverts, use de masques pour « dévoiler  » le monde. Les personnages se déguisent, changent de peau, vivent par procuration : de cette façon de « faire corps avec soi » résulte toute une manière de « faire corps avec les autres « .*

    Dans L’Ogrionne (1991), le loup capture le père Noël pour échapper au régime carottes infligé par l’ogre. Prise rejetée par la louve : « Qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse ? C’est tout vieux, c’est tout dur… Même l’ogre n’en voudrait pas. » qui renvoie le vieillard à l’illusion, à la fable. Sous l’habit rouge, se dissimule non pas un être altruiste, comme on voudrait le faire croire, mais un dupeur d’enfants. Le loup suggère le piège en se glissant dans l’accoutrement. Quant au Père Noël, sous la table, il guette les effets d’une monstrueuse recette : sa propre tête en vinaigrette ! Une tartufferie aux allures de galette des rois ! Le sens du titre est servi sur un plateau. En se désignant comme princesse, l’enfant fait miroiter une couronne qui rappelle l’épisode de l’ogre égorgeant ses filles (des ogrionnes) dans le Petit Poucet. La tête du Père Noël rappelle l’horrible décapitation. Le rapport symétrique des fils du bûcheron et des filles de l’ogre, dans le conte, éclaire la position de Loustique et de Baignoire de part et d’autre d’un Père Noël aux allures de gisant. Leur différence, celle que l’ogre avait omise, est suggérée par l’inversion des couverts à table. L’enfant, seule dans la neige, a-t-elle échappée au massacre ? Les loups miséreux renvoient aux bûcherons tandis qu’avec sa botte ôtée près de la cheminée le Père Noël fait figure d’ogre. Quand le loup/Père Noël dort, sous l’arbre, il rappelle l’ogre de Gustave Doré.

    Dans Le Roi et le roi (1993) une carotte apparaît sur une pirogue : c’est un chasseur attiré par des lapins (eux-mêmes armés d’un arc… normal qu’ils « visent  » une carotte). Mais la carotte est en fait un renard (poil de carotte… comme dirait un certain Jules)… furieux qu’un crocodile ait fait fuir ces proies. Ce renard n’est pas un goupil mais un loup (Roman de Renart) déguisé en carotte pour berner les lapins (vêtus de peaux de bêtes). Le crocodile était un escargot déguisé en caïman pour échapper à l’étourneau. Jeu de mimétisme, courant chez les animaux, décrit par mis à jour par Henry Walter Bates dont la plupart des travaux partent de l’Amazonie… Le mimétisme confronte trois espèces : l’espèce « modèle », l’espèce imitatrice et l’espèce dupée. Le « modèle » (carotte), le « mime » qui imite l’espèce référente (loup) et le « dupe » dont les sens confondent les stimuli (lapins) reprennent les instances du mimétisme. Ces « entre-corps » en cachent d’autres. Loup et escargot recèlent, sous leurs défroques, une couronne. Les symboles ont beau être usurpés (aucun n’est roi) ils s’affrontent pour l’honneur (Le lièvre et la tortue).

La langue de l’ironie

     L’ironie pointe son museau jusque dans les choix linguistiques qui jouent sur des degrés d’homonymie et d’antonymie (Mère Sourit sourit après avoir sangloté), de paronymie (les aviateurs, descendants d’Icare, sont hilares), de proximités phonologiques (« Et chat ?« , « Ah ! Chat, ça c’est pas mal !« ).

    Nombre d’expressions sont inversées comme ce couple bien connu (« la carotte et le bâton« ) détourné (« Les coups de carotte ont fait leur effet.« ) (16) La carotte est préparée à toutes les sauces : Routoutou qui a un « poil dans la main » a aussi un « poil de carotte » et les carottes qu’il tire par la « racine » sont volées dans le champ du paysan, alors « carotté ». Quand le lapin court, hors du terrier, il n’a que son pelage, mais chez lui, il enfile un habit professionnel, il va « à la mine » chercher à manger. Les galeries des garennes se transforment en galeries de mineurs, lieux de gisement où la carotte trouve un autre emploi : échantillon cylindrique tiré du sol par forage. Ce sens sera réactivé dans Plouf ! par le cochon : (« Eh ! Je suis bien, ici. Je me baigne, je nage, je plonge… Je m’amuse beaucoup, mais je m’en vais car, comme dans tous les puit à carottes, il y fait trop chaud… » « Un puits à quoi ? » s’exclame le lapin. « Un puits à carottes ! » hurle le cochon « ).

    Que dire du sens de certaines expressions comme celle que le loup (déguisé en Père Noël) profère (« Avec cette astuce, on attrapera bien un gamin.« ) alors que se prépare une incroyable réplique entre le loup (déguisé en Père Noël) et une fillette (vêtue d’une cape ou chaperon rouge) :  » Lâchez-moi ! Je suis une princesse… « Le loup, qui s’y connaît en artifice, dévoile le sien : « C’est ça ! C’est ça ! Et moi je suis le Père Noël ! » ?

    Ces exemples illustrent deux types d’ironie : « une ironie paradigmatique qui s’attaquera à toutes les hiérarchies et jouera sur les ‘mondes renversés’ (…) une ironie syntagmatique qui s’attaquera à la logique des déroulements et des enchaînements, (…) aux diverses formes du ratage et des mauvaises évaluations… » (17)

Références et reverences

    Petit signe discret à Saint-Exupéry à travers l’image d’un boa avalant un couple de chauves-souris (l’auteur dessinait, lui, un boa avalant souris et éléphant). et patronymiques (Trottinette renvoie à la BD Moustache et Trottinette, à la patinette et trotte comme la souris de Verlaine dans Impression Fausse, Totoche renvoie à la BD, Totoche, et à la  » totote « , faisant naître par son suffixe  » – oche « collé au suffixe » – ette », le souvenir de Gavroche et de Cosette, l’hommage à Hugo.)

Corps à corps

     Philippe Corentin n’a rien oublié de la voix du conte : (Voilà c’est l’histoire d’un loup), (C’est trois loups qui font un pique-nique…), (Oh là là ! Il n’a pas l’air content l’animal. Qu’est-ce qu’il a ?), (Il tombe dans l’eau. Il s’aperçoit alors que le froma… Patatras ! Voilà le seau ! Il s’aperçoit donc que le fromage n’était que le reflet de la lune. », (C’est encore l’histoire d’un ogre mais celle-là, elle est rigolote. C’est donc un ogre…), (Bon, ça commence bien on n’y voit rien… Ah, là ça va mieux ! C’est donc une histoire de loups, de deux loups rigolos… Quoiqu’en y regardant de plus près on a du mal à croire que ce sont des loups. Ce n’est pas comme ça les loups…) (18) Une vive voix confère à l’œuvre une incroyable présence.

    La parole enfantine est associée à la faim, l’appétit, le désir. Si les repas familiaux sont constitués d’aliments frustes (salades, tartes, carottes, ragoût), le goûter est central : chocolat chaud, tartes aux pommes, aux noix, aux cerises, aux moucherons, aux La voix de Philippe Corentin est pleine d’accents, chargée de dialogues sociaux, empreinte de comptines, de chansons, de sonorités, de rimes, striée de formules répétitives, de continuités, saturée d’une  » opinion publique « , d’un  » déjà dit « , d’un  » déjà ouï « , une polyphonie qui crée un style propre : « C’est encore l’histoire d’un ogre mais celle-là, elle est rigolote.  » (19)

    L’auteur insère son intention parmi d’autres intentions : il « ne détruit pas les perspectives, il les introduit dans son œuvre. Il utilise des discours déjà peuplés par les intentions sociales d’autrui, les contraint à servir ses intentions nouvelles, à servir un second maître.  » (20) Pour que le jeune lecteur se repère dans cette confusion de Babel, l’auteur assure physiquement une transition entre la vive voix du conteur (l’oral) et les voix sensibles du texte (l’écrit), tout en prévoyant la participation de son auditoire. Dans Patatras !, par exemple, quand le narrateur pose cette question « Tiens, aujourd’hui par exemple, c’est son anniversaire. Qui y a pensé ?« , il n’est pas rare que de jeunes voix s’élèvent pour répondre « Moi !« , manifestant ainsi leur soutien au loup. Il interveint personnellement dans le texte pour provoquer des réactions et interroger le flux du langage comme dans Zigomar n’aime pas les légumes (1992) :  » Si un lapin vole, pourquoi une souris ne volerait-elle pas ? « se dit-il alors. Alors quoi ? » Même vigilance dans la réponse ( » Alors, il est allé voir un vrai oiseau. « ) où l’étrange début qui présentait le merle et le souriceau comme « un oiseau et un autre oiseau » s’éclaire. Deux oiseaux c’est deux oiseaux différents, un vrai et un faux, ce que montrait l’image. Philippe Corentin n’oublie pas que « le langage n’est pas un système abstrait de formes normatives, mais une opinion multilingue sur le monde. (…) Tous les mots, toutes les formes sont peuplés d’intentions. (…) le discours n’est pas dans un langage neutre et impersonnel (car le locuteur ne le prend pas dans un dictionnaire !) ; il est sur des lèvres étrangères, dans des contextes étrangers, au service d’intentions étrangères, et c’est là qu’il faut le prendre pour le faire « sien ». (…) Tous les discours ne se prêtent pas avec la même facilité à cette usurpation, cette appropriation. Beaucoup résistent fermement ; d’autres restent « étrangers », sonnent de façon étrangère dans la bouche du locuteur qui s’en est emparé…  » (21) En devenant l’écrin du plurilinguisme, l’œuvre présente aux enfants non pas le langage mais des langages dialogiques.

    Dialogue entre les formes artistiques, ici le cinéma de Godard :  » Ouf ! Je n’en peux plus ! On est allés trop loin !  » dit, à bout de souffle, l’autre oiseau.« , « Qu’es-ce que je peux faire, je sais pas quoi faire ? », dit Biplan le rabat-joie. (1992) et ce crocodile lisant dans sa baignoire comme Pierrot le fou.

    Dialogue entre le passé et le présent : l’incipit de Perrault « Il était une fois, une petite fille de village, la plus jolie qu’on eut su voir. » devient, dans Mademoiselle Sauve-qui- peut « Il était une fois, une petite fille, la plus espiègle qu’on eut su voir.« .

    Dialogue entre des logiques adultes et des logiques enfantines :  » « Dis maman ! pourquoi Ginette part-elle en Afrique et pas nous ?  »  » Parce que ton amie est une hirondelle et que les hirondelles se nourrissent d’insectes et qu’en hiver il n’y a d’insectes qu’en Afrique « , répond la souris à son souriceau.  » Si, pour aller en Afrique, il suffit de manger des insectes, je veux bien en manger !  » insiste Pipioli le souriceau.  »  » Si un lapin vole, pourquoi une souris ne volerait-elle pas ?  » se dit-il alors.

    Dialogue entre les niveaux d’énonciation : « Le voilà ! Le voilà ! » crie quelqu’un dans Patatras ! au moment où le loup touche au but d’un long jeu de piste qui devait le conduire à son gâteau d’anniversaire. Puis le texte continue ainsi : « Le voilà par terre ! » Il est évident que le présentatif vient de changer de nature et peut-être de bouche.

    Le sujet ne sort pas scindé mais fortifié de cette aventure comme le montre ce passage du « je » au « nous » puis au « on » dans Les Deux goinfres (1997) : « Maman me dit tout le temps :  » Bouboule, tu vas être malade à manger autant de gâteaux. Tu vas faire des cauchemars ! « Bouboule, c’est moi et c’est vrai que j’en mange beaucoup, des gâteaux. Attention, Pas tous les gâteaux. Je ne mange pas n’importe quoi. J’ai mes préférés. Et j’en ai plein, des gâteaux préférés et je peux en manger plein, si je veux. Plus même. Mon plus préféré, c’est celui-là. Au chocolat. Plus il est gros, mieux c’est bien. Mon plus préféré comme chien, c’est Baballe. C’est mon chien. Lui aussi il aime les gâteaux et il n’est pas né le gâteau qui nous rendra malades. Ce soir-là, alors que la nuit venait de tomber, nous, on venait de finir nos gâteaux. Et contrairement à ce qu’avait prédit maman, on n’était pas du tout malades, sauf que… « 

    Quand la littérature (sens et forme) réagit sensiblement aux atmosphères sociales, le lecteur peut entrer dans l’œuvre en tant que créateur, dans une position axiologique ou sa perception ne vise pas des mots, des phonèmes, un rythme mais s’accompagne de mots, de phonèmes, de rythme. Il embrasse le contenu, l’informe, le parachève, « con-sonne » avec lui, maître de l’activité de bout en bout dans: « le sentiment d’une activité valorisante (…) nécessitant l’unité subjective de l’homme sentant et voulant« . (22)

    Le mouvement perpétuel d’un vol d’insectes venant de nulle part et allant on ne sait où laisse derrière lui indifférence, crispation ou ravissement. Dans Biplan le rabat-joie (1992) nulle histoire sinon le long road-movie de deux moucherons en quête de sensations mais incapables de saisir l’aventure qui les poursuit de bout en bout sous la forme de l’araignée. « Bibi, qu’est-ce qu’on fait ? « , demande, au début de l’album, le moustique au moucheron. » Quoi qu’est-ce qu’on fait ? Je n’en sais rien !  » dit Bibi.  » Qu’est-ce que tu veux faire, toi ? « ,  » Je ne sais pas, moi ! On fait ce que tu veux ! « , répond Moustique. À la fin de l’album, le dialogue n’a pas varié d’un poil :  » Bon ! Alors, qu’est-ce qu’on fait ? « , demande Moustique le moustique.  » On fait ce que tu veux !  » répond Bibi le moucheron. Cette suspension du temps narratif n’est pas sa destruction mais la dilatation d’un autre temps, celui de la lecture interprétative, entreprise créatrice se saisissant du vide de la parole et du silence de l’action pour exister. Ici, l’image montre une aventure dont le texte ne s’empare pas (menaces de l’araignée, de l’oiseau, de l’homme, risque de noyade dans le verre de vin…) et le texte dément toute idée d’événement fictionnel pourtant mis à l’image : « Le film était nul, on n’a joué à rien et on n’a même pas vu l’araignée. » Dans ZZZZ… zzzz…., autre vol de mouches, le narrateur emploie l’espace pour rejeter l’intrigue :  » Une histoire de mouches ? Et puis quoi encore ? Elles peuvent toujours attendre. Non, mais des fois ! Ho ! ça ne va pas la tête ?  » Le temps, dans ces deux albums, n’est pas celui de l’action mais celui de l’écoulement des heures, leur fuite inachevée, l’espace vide et plein de l’ennui seulement rompu par une intimidation de scarabée ou de coprophage et une bagarre avec des poux ou des Suisses Allemands. Des vétilles.

    Audace de l’auteur pour enfants qui ne cherche pas à les divertir mais à les installer dans la durée, la linéarité régulière et monotone du temps qui passe : («  Je voudrais bien que tu me dises quand tu ne t’ennuies pas !  » s’énerve le moustique.  » Tu t’ennuies le matin, tu t’ennuies l’après-midi, tu t’ennuies le soir, tu t’ennuies tous les jours. Je ne vois pas pourquoi aujourd’hui, jeudi, tu ne t’ennuierais pas. « ). En refusant tout  » emploi du temps « , le moucheron espère-t-il échapper à l’absence de signification de l’existence ? Dans ZZZZ… zzzz…., l’album s’organise autour d’une histoire en train de se faire (work in progress). L’auteur place son narrateur (Monsieur Corentin) dans la situation d’une  » histoire  » qui viendrait  » le chercher  » :  » Voilà le bonhomme… C’est lui, je le reconnais !… on va lui dire deux mots. « . Il expose ce  » vague magma d’émotions  » (23) , préexistant à l’écriture constitués d’allers-retours entre lui et la page, lui et ses lecteurs :  » Bon, ça commence bien, on n’y voit rienAh, là ça va mieux !Ah ! Ils se sont retournésBon, alors c’est quoi cette histoire ?Ah, elles parlent ! C’est déjà çaen français ! Ça c’est bienMais ça parle de quoi ?On n’y comprend rienEt c’est quoi ça ? Et bing ! Ouille !… Ça, ça devait arriverEt allez donc ! Un chat maintenantIl ne manquait plus que çaBon, ça va ! On arrête là !… ça suffit ! Tout cela devient grotesque. On ne sait pas qui est qui ! Qui fait quoi ! Qui va où !… Tiens, quelqu’un…, etc.  » L’auteur invente devant son lecteur l’histoire qu’il ne saura imaginer sans lui. Il donne à l’écriture la fonction majeure  » d’une écoute qui ne soit pas pure réceptivité mais activité. Ré-énonciation. Celle du lecteur.  » (24) Il ne parle pas aux enfants il les écoute l’écouter  » une écoute traversière (…) l’écoute des autres écoutes.  » (25) Plusieurs fois le moucheron tentera d’infléchir l’action du père par des  » idées  » à lui : « Z’ai la très grosse idée qu’elle est zéniale… si on passait d’abord à la pâtisserie… (…) Dis papa ! Zzze pense à un truc…. La souette idée que ze viens de penser…. Papa ! Zuste encore un truc…  » Mais le père n’entend pas poursuivant son projet non explicité : « Bon, allons-y ! N’aie pas peur. Suis-moi ! Ce n’est pas loin.  » Aucune place pour le rejeton qui concentre son désir dans une seule question ( » Papa ! Tu m’écoutes ? « ), s’épuisant vainement à faire exister une parole subjective. Le vrombissement du titre (ZZZZ… zzzz….) peut alors se lire comme la forme zozotée du pronom personnel d’une première personne qui peine à être un inter-locuteur. Philippe Corentin ne fait pas qu’entendre cette difficulté des enfants, il met en scène une représentation littéraire du langage où tous les mots sont pesés, pensés, distanciés. En cela  » il se démarque radicalement du mélange des langages chez les prosateurs médiocres, mélange superficiel, irréfléchi, sans système, frisant souvent l’inculture. » (26)

    Homme de culture, respectueux des enfants, Philippe Corentin fait de la littérature un jeu sérieux mais pas pesant. En cela, il poursuit la grande lignée théâtrale qui va de la pantomime au théâtre de boulevard : « Faites sauter le boîtier d’une montre et penchez-vous sur ses organes : roues dentelées, petits ressorts et propulseurs. C’est une pièce de Feydeau qu’on observe de la coulisse. Remettez le boîtier et retournez la montre : c’est une pièce de Feydeau vue de la salle – les heures passent, naturelles, rapides, exquises.« , disait Sacha Guitry Il a l’air rigolo comme ça, mais il ne faut pas s’y fier. C’est un as, un malin, un futé. Un diable de créateur.

 

Professeur des écoles et d’IUFM désormais en retraite, chercheuse, présidente de l’AFL (Association Française pour la Lecture), conférencière infatigable, Yvanne Chenouf a publié de nombreux articles et ouvrages personnels et collectifs à propos de lecture et de livres pour la jeunesse dont Lire Claude Ponti encore et encore (Etre, 2006). Grande adepte des « lectures expertes ».

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(1) Conte n° 3, Texte de Ionesco, Jean-Pierre Delarge, 1970

(2) Ah ! Si j’étais un monstre, Marie-Raymond Farré, Hachette, 1979. En 1990, il a illustré 365 devinettes énigmes et menteries de Muriel Bloch, chez Hatier

(3) « Tête à tête avec Philippe Corentin « , Bernadette Gromer, La Revue des livres pour enfants, n° 180, avril 2008, p. 51

(4) Le Loup blanc, Philippe Corentin, Hachette, coll. Gobelune, 1980

(5) « Tête à tête avec Philippe Corentin « , Bernadette Gromer, La Revue des livres pour enfants, n° 180, avril 2008, p. 52

(6) Conte n° 3, Texte de Ionesco, Jean-Pierre Delarge, 1970

(7) Ah ! Si j’étais un monstre, Marie-Raymond Farré, Hachette, 1979. En 1990, il a illustré 365 devinettes énigmes et menteries de Muriel Bloch, chez Hatier

(8) « Tête à tête avec Philippe Corentin « , Bernadette Gromer, La Revue des livres pour enfants, n° 180, avril 2008, p. 51

(9) Le Loup blanc, Philippe Corentin, Hachette, coll. Gobelune, 1980

(10) « Tête à tête avec Philippe Corentin « , Bernadette Gromer, La Revue des livres pour enfants, n° 180, avril 2008, p. 52

(11) L’Opossum qui avait l’air triste, Franck Tashlin, L’école des loisirs, coll . Mouche, 1991

(12) Ma Vallée, Claude Ponti, L’école des loisirs, 1998

(13) « … marginaux, vagabonds, « barbares » (…) voyageurs, nomades sans feu ni lieu, tous personnages qui incarneront une quelconque marginalité ou variations sur le thème de l’étranger ou de l’intrus [sont] les personnages exemplaires de cette marginalité qui définit un genre à tonalité globalement ironique et critique. », L’ironie Littéraire, Philippe Hamon, Hachette, p. 116

(14) Dans La Petite fille du livre (Nadja, L’école des loisirs), les personnages vont aussi à la rencontre de leur auteure.

(15) Extrait audio et texte de Jean-Paul Sartre, Huis clos, Emen, 1964 et Gallimard, 2004.

(16) Il y a un chien mutant dans Le Loup blanc :  » Notre corniaud de bonne augure, qui avait changé de camp…  » Jean-Paul Sartre, « L’existentialisme est un humanisme »

(17) Dialogues de bêtes, p. 65

(18) Vinci a créé la machine volante à partir de la chauve-souris :  » ses membranes sont l’armature, la charpente des ailes « 

(19) Jankélévitch, L’Ironie, Flammarion, 1999, pp. 130-131

(20) Le Chien qui voulait être chat.

(21) Philippe Hamon, L’ironie littéraire. Essai sur les formes de l’écriture oblique, Paris, Hachette, 1996, pp. 69-70

(22) Plouf !, Tête à claques, Patatras !, Plouf !, L’Ogre, le loup, la petite fille et le gâteau, Zzzzz, Philippe Corentin, EDL

(23) L’Ogre, le loup, la petite fille et le chou, Philippe Corentin, L’école des loisirs, 1995

(24) Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Gallimard, coll. Tel, 1978, p. 120

(25) Mikhaïl Bakhtine, pp. 114-115

(26) idem, p. 77

Jean Vilar, bien sûr, Jean Vilar…

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Laurence Abel a publié, en 2011, aux éditions Lansman, Jean Vilar expliqué aux jeunes… et aux autres, ouvrage dans lequel elle raconte, au travers d’anecdotes, la vie et le combat du pionnier de la décentralisation culturelle, ses audaces, ses recherches, ses obsessions, ses bonheurs et ses questionnements. En cette année du centenaire de la naissance du grand homme – dont l’exposition Le monde de Jean Vilar présentée du vendredi 29 juin au samedi 22 décembre 2012, à la Maison Jean Vilar, 8 rue de Mons à Avignon, rappelera l’importance – le texte que Laurence Abel nous envoie est le bienvenu. Merci à elle.

    Comment devient-on Jean Vilar quand on nait dans une boutique de bonneterie-chaussures de Sète en 1912 ?

    C’est peut-être d’abord pour répondre à cette question, et pour me la poser à hauteur de la jeunesse du XXIème siècle, que j’ai eu envie d’écrire ce petit livre.

    D’autres questions ont suivi, au fond un peu celles que me posaient les gens – pas seulement les enfants – à la buvette que j’ai animée à partir des années 2000 à la Maison Jean Vilar, pendant le festival.

Il habitait ici, Vilar ?

    Plutôt que de me désoler de la naïveté des questions posées, et de déplorer sans cesse, avec le chœur des initiés, que plus personne ne sache qui était Jean Vilar, j’ai eu envie, simplement, de raconter.

    Comment le festival, ce grand bazar, a-t-il commencé ? Quels enjeux ? Quels paris ? Et le théâtre populaire ? Une utopie dépassée ? Une quête encore d’actualité ?

    Raconter la vie de Jean Vilar, mettre en scène, par petits tableaux, que j’ai voulus simples et vivants, scènes accessibles à tous pour dire – aux jeunes… et aux autres – à quel point Vilar leur parle encore.

    J’ai ainsi conçu ce livre un peu comme un marche-pied ou comme un premiere pas pour rendre Vilar à tout le monde – même à ceux qui n’en savent (presque) rien.

    Projet très vilarien, finalement, non ?

    En permettant à tous de se rapprocher de Jean Vilar, en le sortant des mains des spécialistes de la culture, il s’est agi avant tout de remettre en évidence que la vocation de Vilar a été d’apporter à tous, même aux plus modestes, l’excellence d’une culture exigente et les meilleurs textes.

(juin 2012)

 

Spectatrice passionnée et comédienne amateur, Laurence Abel travaille depuis 1993 dans une maison d’édition pour la jeunesse. Elle a développé dans la région d’Avignon une activité de « passeuse et nomade de livres » : lectures à haute et intelligible voix, formations de lecteurs adultes bénévoles, soirées contes, animations d’ateliers de la maternelle au collège. Adhérente de l’association Jean Vilar depuis une quinzaine d’années, elle participe, pendant le Festival d’Avignon, à l’accueil du public au sein de la Maison Jean Vilar. Comme l’an dernier, le CRILJ ira lui dire bonjour.

Rencontre avec Thierry Dedieu

L’éditeur François Ruy-Vidal fut longtemps adhérent du CRILJ. C’est en citant sa fameuse phrase-slogan que Martine Tatger introduit la rencontre. A quoi Thierry Dedieu répond : « Oui, mais il y a une masse de livres idiots et … trop faciles à lire ! On a tendance à lire aux enfants, le soir, comme on remonte une couverture. Ce n’est pas ça, la lecture ! La lecture, c’est une découverte, c’est une aventure. »

Martine TatgerParlons de vos débuts  …

Thierry Dedieu raconte sa carrière dans la publicité, puis son premier album issu de la commande non aboutie d’un conte de Noël. Ce fut Le petit soldat Noël, plus vendu aux USA que chez nous. Thierry Dedieu a trouvé, au départ, très plaisante cette entrée en littérature de jeunesse, avec beaucoup moins de contraintes que dans la publicité. Tout de suite après ce premier livre, il a travaillé sur Cocottes Perchées, des variations à partir de la comptine Une poule sur un mur. Il se souvient de réunions, plusieurs samedis de suite, avec Chrisitan Bruel l’éditeur et l’illustratrice Katy Couprie. Tous deux reprenaient son texte et ajoutaient leur « grain de sel ». Il se sentait un peu humilié. Il en a discuté avec Denis Cheissoux, le journaliste de l’émission L’as-tu lu, mon P’tit Loup, qui l’a encouragé à continuer. « C’était il y a quatorze ans, commente Thierry Dedieu, il paraissait moins de livres, il y avait un champ d’exploitation immense et beaucoup de liberté. Voilà ce que furent mes débuts. »

M.T. Désormais, vous êtes auteur-illustrateur. Comment naissent vos livres ?

T.D. – Le processus est toujours le même. Une fois que j’ai une idée, je vais l’écrire, puis j’entre dans une période douloureuse et excitante, le choix d’une technique. Je cherche et, tous les matins, je remets tout en question. Je souffre. C’est un tourment, mais c’est le coeur intéressant de mon travail : trouver l’outil et la technique qui iront dans le sens de l’histoire ou qui contrebalanceront un aspect important de l’histoire.

M.T. – Avez-vous besoin du graphisme pour illustrer ? Que vous apporte le graphisme ?

T.D. – Pour moi, l’album doit être un tout, il doit être cohérent. Dans la publicité, je trouvais des concepts-idées et je cherchais le meilleur illustrateur. Maintenant, quand j’ai mon texte, je cherche aussi le meilleur illustrateur : moi ! Et je le mets à rude épreuve ! Par exemple, pour Yakouba, je commence avec l’idée d’un livre sur l’Afrique. Je veux quelque chose d’étonnant. L’histoire n’est pas encore finie, mais je cherche la tête de Yakouba. Je réfléchis. Je me mets dans la peau de Yakouba face au lion … et le lion apparaît comme blessé. Ça n’était pas prévu, ça !

(Thierry Dedieu montre l’original du « premier jet » avec un Yakouba qui a l’air particulièrement féroce)

Yacouba, ici, il me tue mon lion et il me le mange ! Ça ne va pas ! Je ne le maîtrise pas ! Lui, il ne va pas me porter les valeurs du livre ! Yakouba, il est droit dans ses bottes, même s’il est pieds nus, mais il n’a pas cette tête là, ni ces couleurs là. Yakouba ne fait pas de concessions, donc, graphiquement, je ne vais pas en faire non plus. Je retravaille, je me décide pour du noir et du blanc. Ce n’était pas évident il y a quatorze ans ! J’expliqué ça à l’éditeur. Heureusement, j’en ai trouvé un d’intelligent et il accepte.

La plupart du temps, j’écris l’histoire d’abord, je passe au graphisme après. Pour Barbe Bleue, ça a commencé avec l’envie de travailler la technique du papier découpé. C’est joli, ça fait dentelle, donc je vais faire un livre sur les princesses ! Je réfléchis et Barbe Bleue arrive dans ma mémoire. Stop ! On ne peut pas mieux !

(Avec un sourire gourmand, Thierry Dedieu continue)

Barbe bleue, c’est un livre interdit. Avant sept ans, il ne faut pas le lire aux enfants. Quand je vais dans un classe maternelle, je le lis, mais j’avertis les enfants : « Je vais vous lire un livre interdit ! Quand ce sera le moment, vous aurez très, très peur et vous fermerez les yeux ! » Evidemment, j’en fais des caisses ! Vous l’aurez compris, je suis un méchant ! Il y a quand même un ou deux enfants sur cent qui pleurent, je suis un peu malheureux …

Je me suis, un jour, trouvé dans un colloque où un pédopsychiatre a déclaré : « Voilà un livre qui est toxique pour les enfants ! » Et il a brandi mon album à la page où on voit une femme nue, un couteau sur la gorge …

M.T.Lorsque vous avez posé votre scénario, vous interrogez-vous : pour quel public ? pour quel âge ?

T.D. – Non, non, j’écris pour tout le monde.

M.T.Comment le monde de l’édition reçoit-il vos projets ?

T.D. – Je n’ai eu que deux éditeurs, Albin Michel, puis la même personne qui a créé Le Seuil Jeunesse. J’ai été un auteur maison ! J’étais dérangeant mais j’ai eu des prix ! J’étais une caution. Depuis deux ou trois ans, ça a changé, je dois avoir plusieurs maisons d’édition, car je produis beaucoup, donc c’est trop pour un seul éditeur. J’ai essayé de prendre un pseudo, mais ça n’a pas marché …

Et puis, mainteant, il faut qu’un livre se vende dans les six mois. Ensuite, c’est fini, le libraire le retire des rayons. Yakouba, au départ, ne s’est pas vendu, il est « marronnasse » ! Aujourd’hui, il est connu, ça s’est fait peu à peu, par le bouche à oreille. On le trouve beaucoup dans les écoles. Yakouba a eu la chance qu’on lui laisse du temps, Aujourd’hui, ça ne se passerait pas comme ça.

M.T.C’est moins vrai avec les petits éditeurs ?

Oui, certes, mais ils sont moins bien distribués ! J’ai eu récemment une prise de bec avec mon éditrice et j’ai ensuite poussé un coup de gueule sur mon blog. Elle m’avait dit un jour : « Fais-moi un livre de Noël ! » Evidemment, les livres se vendent surtout à Noël et pour les anniversaires ! Mais, pour moi, il y avait un malentendu… J’allais être obligé de faire du joli, comme sur les boîtes de chocolat, avec un graphisme pour plaire au plus grand nombre !

(Nicole Folch, sœur de l’éditrice en question, réagit et apostrophe Thierry Dedieu)

N.F.Ce n’est pas vrai. Quel livre avez-vous sorti qui soit joli ?

T.D. (en riant) – Elle, je la connais, elle est méchante ! Il y a des auteurs qui font du joli et qui réussissent : Claude Ponti, Rebecca Dautremer, Benjamain Lacombe. Mais, bon, d’accord, ils sont bons dans leur registre…

Tenez, voici Un océan dans les yeux. C’est une tentative de joli ! Un challenge pour moi ! L’aquarelle, je ne savais pas faire. A une autre époque, le phare, je l’aurais fait d’un trait, très vite. Et ici, j’ai passé des heures et des heures à en avoir les mains noires !

Ici, c’est une double page de Comme une soudaine envie de voler. En voulant faire du joli, j’ai des contraintes et c’est terrible ! Il faut que le regard soit happé par la couleur – c’est le côté tape à l’oeil – puis qu’il se pose sur la branche très dessinée… Pour que ce soit tout à fait à la norme, il faudrait une princesse, mais moi, je fais un petit bonhomme avec le nez retroussé, bien dessiné mais laid.

L’album Le Pacificateur, une histoire de guerre dans l’univers des jouets robots dinosaures, est difficile pour les enfants. Je me suis régalé à le faire, mais il n’est pas sympa pour les enfants. Enfin, il plairait certainement aux enfants, mais les parents ne l’achètent pas !

Mais le pire album est celui-là : L’Ogre. Je voulais faire un livre qui fasse peur. Je suis allé au bout du bout ! J’ai réussi. Il est parfait. Personne ne l’achète. Il a eu une mention à la Foire internationale du livre de jeunesse de Bologne ; mais il n’a pas marché. Pour tous les gens – à part vous, évidemment – un livre, il faut que ce soit joliment fait !

Moi, je m’intéresse à tout en littérature de jeunesse. Depuis longtemps, j’avais envie de faire quelque chose pour les tout petits mais mon éditeur me disait : « Non, tu ne vas pas y arriver ! » Ça m’a vexé et, quand même, j’ai cherché ce qui allait plaire aux enfants petits. Ah, tiens, disons, par exemple, des dinosaures et un méchant qui va être puni à la fin ! Très bien, ça. Et j’ai fait Le grobidon contre le mochgnac. Parfait pour les petits, à mon avis. J’avais tout bon ! Et pourtant, non ! J’avais oublié que le petit n’achète pas et qu’il faut passer par le filtre des parents. Si le père, le soir, ne se met pas en costume de Mochgnac, pour raconter, ça ne va pas marcher ! Et quand il rentre crevé du boulot, il ne peut pas se mettre en costume de Mochgnac ! Alors j’ai abandonné. Un peu après, j’ai fait Dieux et maintenant, je ne ferai que des choses comme Dieux. (clin d’oeil de Thierry Dedieu au public)

Marie-Hélène Roques Votre Petit Chaperon rouge qui est fait en collaboration avec Jouy en Josas, est-ce que c’est un joli livre ?

T.D. – Ah oui, j’ai réussi ! C’est un livre de Noël, ça ! Mais, j’avais envie de me coltiner au Petit Chaperon rouge. C’était un vrai challenge !

M.H.R Pourquoi avez-vous choisi un décor de toile de Jouy ? Etiez-vous sponsorisé ?

T.D. – Après Barbe-Bleue, j’ai eu envie de faire un Petit Chaperon rouge. Au départ, je voulais le faire en papier découpé et inclure des connotations sexuelles « non visibles par les enfants ». Finalement, je ne l’ai pas fait. Puis, j’ai participé à un concours dans le Val de Marne, département qui offre un album à chaque nouveau-né. C’est à ce moment là que j’ai découvert la toile de Jouy et que j’ai appris que les décors racontaient des moments historiques ou mythologiques.

M.H.R Lorsque vous avez choisi la version Perrault, avez-vous pensé aux parents qui préfèrent celle de Grimm ?

T.D. – Moi, je suis méchant ! Pour moi, celle de Grimm n’est pas la bonne fin.

M.H.R Quand parait en librairie un nouveau Petit Chaperon Rouge, c’est à 80% une version Grimm !

T.D. – Moi je l’ai fait pour tout le monde, je n’ai pas ciblé les petits.

M.T. Est-ce que vous collaborerez avec d’autres auteurs ou illustrateurs comme pour Dieux ?

T.D. – C’est difficile ! Pour celui-là justement, ça ne s’est pas bien passé. Par exemple, cette double page représentant les statues de l’Ile de Pâques, je ne suis pas d’accord avec l’illustrateur. Pour L’Ogre, l’éditeur m’a envoyé le texte, mais il n’a pas voulu que nous collaborions, l’auteur et moi. En voyant mes illustrations, l’auteur a eu un choc, puis il a considéré que c’était l’avis d’un lecteur. L’illustration est une lecture du texte et l’auteur a accepté. Une collaboration aurait sûrement donné autre chose.

M.T. Pouvez-vous parler de votre formation de biologiste ?

T.D. – J’ai fait deux ans en IUT. Je voulais porter un chapeau de paille et observer les petites bêtes comme Jean-Henri Fabre. Et puis, je me suis retrouvé en hôpital à Paris, à faire des analyses de sang et d’urine. Là, j’étais mal ! Je me suis sorti de ça. Et ce qui est resté, c’est ma passion d’enfant plus que mes études. Quand j’étais petit, je gardais une boîte pleine d’eau de mare sous mon lit, pour attendre la naissance des larves. Petit, c’était ma passion… Voici Comme une soudaine envie de voler. Certaines illustrations reproduisent des gravures empruntées à de vieux livres. Le tome 2, Comme un poisson dans l’eau, sortira dans une quinzaine de jours.

M.T. Nous n’avons pas parlé des « suites » justement, Kibwe par exemple ?

T.D. Yakouba a une fin ouverte qui déstabilise. Je vais souvent voir des classes et les enfants me disent : « On vous a fait la suite de Yakouba. » Au bout d’un moment, je me suis dit : « Stop ! je vais faire la mienne ! Au moins pour moi. » Et mon éditeur a accepté. Et puis, j’ai pensé à faire une trilogie. Là, je suis en train de finir le troisième tome qui s’intitulera Yakoubwe. Mais ce sera vraiment le dernier. Très triste évidemment !

M.T. Vous n’avez pas envie d’aller vers la BD ?

T.D. – J’ai essayé. Mais c’est très long ! Cinq fois le temps d’un album et les éditeurs m’ont payé comme pour un album ! Je peux le faire mais c’est difficile à faire accepter.

M.T. – Pouvez-vous revenir sur votre façon d’écrire et sur ces fins déroutantes ?

T.D. – Avec Aagun, j’avais l’idée d’illustrer un proverbe africain : « A celui qui a faim ne donne pas de pain, donne du grain. » J’ai donc écrit un conte sur ce thème et je l’ai illustré en style asiatique car j’aime l’art asiatique. Au départ, j’ai voulu faire des chevaux, des armures, pensant que ça plairait aux enfants, puis je me suis dit que ça avait été trop vu. Alors, je me suis tourné vers les oeuvres de la calligraphe toulousaine Fabienne Verdier et je m’en suis inspiré.

Les fins ? J’aime bien dérouter. Ici, j’ai voulu finir l’histoire comme l’ont vécu les protagonistes, dans l’incompréhension. Ensuite, la lettre adressée à Aagun, un ou deux ans après, montre que les villageois ont compris. Sans cette clé là, nous n’aurions pas compris, nous non plus. C’est vrai que c’est difficile pour les enfants, même les illustrations, mais une fois qu’ils arrivent à la compréhension, ils sont vraiment contents. Dans une classe où les enfants n’avaient rien compris à cette histoire, j’ai repris tous les épisodes avec eux. En fait, ils avaient très bien compris, mais ils n’étaient pas satisfaits de la fin. Ils ne l’acceptaient pas. J’étais un peu atterré car l’instituteur ne les avait pas aidés. Quand on referme le livre, il y a un temps de questionnement, il faut discuter avec les enfants. Moi, j’ai besoin à chaque fois d’un médiateur entre les enfants et mes livres.

Des fins déroutantes, j’en ai écrit d’autres, par exemple Un loup au paradis. Regardez le titre imprimé couleur bonbon avec des petits nuages. C’est un piège : les gens achètent à cause de la couverture et, dedans c’est très différent ! C’est l’histoire d’un loup qui ne se sent pas très loup et qui envie les moutons. Comme vous savez que je suis méchant, vous vous dites « Il va tous les manger. » Eh bien non …

Question du public Envisageriez-vous d’écrire sans illustrations ?

T.D. – Non, l’album me va bien pour ce qu’il est. Pourtant, je passe plus de temps à illustrer qu’à écrire. En fait, pour moi, jusqu’à maintenant, je n’étais pas illustrateur. Les illustrations se suivaient et faisaient partie du récit. j’étais plutôt un graphiste qui faisait des livres. Je ne m’attendais pas qu’on me dise que telle ou telle image etait belle. Cela m’était égal. Maintenant, ça ne m’est plus égal !

Question du public : – Est-ce que parfois l’image peut modifier le texte ?

T.D. – Le texte est fait quand arrivent dans ma tête les illustrations, Illustrations qui sont au service du texte et non le contraire. Souvent, je vois des albums qui sont des prétextes à images. Oui, parfois l’image parasite le texte. Quand le texte est fort, un trait minimaliste, japonisant, suffit.

M.H.R. Fabienne Verdier a appris la calligraphie pendant plus de 10 ans et vous ?

TD. – Au moins quinze jours ! Oui, j’aurais aimé apprendre mais je n’ai pas les moyens. J’ai heureusement un accélérateur. C’est l’ordinateur. Ici, pour la tache de la première page. j’avais fait trois petites taches. Je les ai grossies et manipulées à l’ordinateur et je suis arrivé à l’image définitive ! Autre exemple, pour L’Océan dans les yeux, j’ai peiné à faire les pastels. Comme la couleur, je ne sais pas faire, j’ai colorisé à l’ordinateur. Un jour, j’ai été piégé : pour Aagun, une médiathèque m’a demandé les originaux et j’ai été obligé de les faire… après !

Question du public Parlez-nous du Roi des Sables.

T.D. – Je voulais le réaliser comme un dessin animé tchécoslovaque d’autrefois. Puis j’ai changé d’avis. Imaginez-moi du côté de Gruissan, sur la plage, à cinq heures du matin, avec un château de sable d’un mètre environ. En fait, il était en polystyrène, recouvert de sable, afin que je puisse le bouger pour les photos. J’ai un peu bidouillé. Ensuite, quand le château est détruit par les vagues, je suis à quatre pattes. J’attends la vague. j’ai fait deux cents photos ! J’étais un peu mouillé, hein ! Ce roi, ce personnage en volume, il est presque vivant. J’ai adoré faire le livre comme ça, avec des photos et hors des conventions habituelles. Pour l’image des deux rois devant la fenêtre en ogive, je l’ai préparée dans mon jardin. Des enfants m’ont demandé comment j’avais fait pour prendre la photo de la larme. J’ai répondu : « Ben, dès qu’il a pleuré, tchak, j’ai pris la photo ! » Mais, en fait, j’ai fabriqué une larme en colle scotch. J’ai fini par leur dire, d’ailleurs, aux enfants …

( 19 octobre 2011 )

Quelle soirée ! Thierry Dedieu nous a offert une présentation de ses oeuvres et de techniques comme en un one man show ! Il a répondu, très à l’aise et avec humour, à toutes les questions, debout tout au long de la soirée, très près de nous, la parole facile, discours entrecoupé de tournures familières, ponctué de mimiques et postures comiques, jouant de son accent. Je ne sais s’il a convaincu tout le monde par sa manière d’expliciter ses choix et ses procédés, mais il nous a fait rire ! Au CRILJ, nous sommes divisés sur ce personnage médiatique. Alors on peut dire que ce soir-là, il a gagné en épaisseur, en complexité et en intérêt. Et puis, quand après Yakouba, on découvre L’océan dans les yeux, Le roi des sables et Aagun, on peut penser qu’il est au sommet de son art. Il était, en tout cas, au sommet de sa forme, pour le CRILJ, l’autre soir. (Martine Cortes)

Institutrice à la retraite, passionnée de littérature depuis toujours et de littérature de jeunesse en particulier, à titre professionnel et à titre personnel, Martine Cortes est secrétaire de la section régionale du CRILJ Midi-Pyrénées depuis 2009. A ce titre, elle ne manque jamais, quand elle n’est pas partie embrasser sa famille en Sologne, d’assurer le compte-rendu des rencontres organisées par le CRILJMidi Pyrénées et ses partenaires. Merci à elle pour nous avoir confié ce texte.

Traduire 'In the Night Kitchen' ou la difficile lecture d'un album

In the month of June

I stand beneath the mystic moon

(E.A. Poe)

    C’est une déception qui est à l’origine de cette étude. L’anecdote se situe pendant l’hiver 72/73. À l’occasion d’une exposition d’albums contemporains, je découvre la toute récente édition française de l’album de Maurice Sendak, In the Night Kitchen, paru aux États-Unis en 1970, et que Jean-Henri Potier venait de traduire pour les éditions de L’école des loisirs. Je connaissais déjà Max et les Maximonstres (Where the Wild Things Are) album pour lequel j’avais la plus vive admiration (1). C’est donc avec une certaine gourmandise que je m’isolai pour découvrir ce nouvel album. Après l’avoir lu, je le reposai l’album, déçue et déçue d’être déçue. Je profitai quelque temps plus tard d’un passage à Paris pour me procurer l’album dans sa version originale. Puis, pendant près de deux ans, je lus et relus le livre, fouillant tous ses recoins, m’interrogeant sur les possibles, ou impossibles, solutions d’une traduction française. Je me replaçais donc mutatis mutandis dans la position du traducteur qui doit lire l’oeuvre originale (construire du sens) pour la traduire, c’est-à-dire tout à la fois imiter des formes et re-produire du sens. Ce n’est que lorsque je crus avoir « épuisé » l’album dans sa version originale (ce qui bien sûr se révéla inexact) que je m’autorisai enfin à me procurer l’édition française. Je compris immédiatement les raisons de ma déception : la traduction française avait totalement fait disparaître ce qui faisait la profondeur de ce livre. Lors de la création de cet album, Sendak écrit à un de ses amis : « It comes from the direct middle of me, and it hurt like hell extracting it. Yes, indeed, very birth-delivary type pains, and it’s about as regressed as I imagine I can go. Simply, it’s divine (2). »

Comment une traduction peut-elle en venir à desservir à ce point le texte qu’elle ne pouvait que vouloir servir ? Un album pourrait-il poser d’autres problèmes que ces difficultés de traduction bien identifiées que sont les niveaux de langue, le rythme, les jeux de mots éventuels, les références culturelles ? Afin de mieux cerner l’échec de la traduction française et pour faire la part entre ce qui relève du traducteur, ce qui est imputable aux contraintes de la langue française et ce qui se dérobe à tout transfert culturel, je me suis procuré une traduction allemande de l’album. Je me propose de confronter l’édition américaine originale, l’édition de L’école des loisirs et l’édition publiée en 1971 à Zurich chez Diogenes Verlag sous le titre In der Nachtküche, dans une traduction signée Hans Manz (3).

Une impossible traduction ?

    In the Night Kitchen est un album qui fut abondamment traduit et qui offre cependant de grandes résistances à la traduction. Une partie de ces résistances concernent le texte lui-même et elles sont de nature classique. Nous nous trouvons tout d’abord devant un texte fortement assonancé, selon une pratique très fréquente de la littérature enfantine anglo-américaine, mais quasi étrangère à la tradition française. Le récit comporte d’autre part quatre jeux de mots. La déperdition éventuelle ne serait pas catastrophique si ces jeux de mots ne jouaient qu’un rôle marginal dans l’économie du texte. Or il se trouve que ceux-ci sont au coeur de la narration : ce sont eux qui fondent le récit. Le texte nous dit que « The bakers […] mixed Mickey in batter, chanting : / Milk in the batter ! Milk in the batter … » (p. 7-8) (4). En d’autre termes, les boulangers ont pris Mickey, le jeune héros de l’album tombé dans la pâte à pain, pour du lait [milk], et ils mettent au four un « Mickey-cake »[ » milky-cake« ] (p. 10). Mickey va donc devoir se libérer de cette confusion qui nie son identité et le réduit à de la pure matière. Il jaillit du four et affirme « I’am not the milk and the milk’s not me ! I’m Mickey ! » (p.12). Le lien entre Mickey et le lait est à nouveau affirmé un peu plus loin, mais sous la forme d’un jeu de mots attribué à Mickey lui-même. L’enfant fait cette fois un jeu de mots au lieu de le subir. Il déclare aux boulangers : « I get milk the Mickey way » (p.19). Au narrateur revient d’expliciter la paronymie : « And he grabbed the cup as he flew up / and up and up / and over the top of the Milky Way in the Night Kitchen. » (p. 20-22). Une ultime paronymie termine l’album, sans que soit donné cette fois le terme qui la sous-tend « […] Mickey […] slid down the side / straight into bed / cakefree [« carefree« ] and dried » (p. 31-34). Elle affirme la délivrance de Mickey et souligne le trajet narratif de l’album. Enfin lorsque Mickey chante son bonheur d’être délivré de la confusion « God bless milk and God bless me ! » (p. 26), Maurice Sendak lui prête la mémoire d’une Nursery rhyme :

I see the moon,

And the moon sees me ;

God bless the moon,

And God bless me (5).

Cette référence intertextuelle est nécessairement perdue en traduction, sauf à imaginer une culture qui possède une prière enfantine équivalente (6).

Le texte de Maurice Sendak est réparti entre trois espaces distincts. La part qui revient au narrateur est imprimée dans des cartouches rectangulaires et cernés, les propos de Michey et des boulangers sont dans des bulles, selon le codage maintenant classique des bandes dessinées. Les traducteurs sont donc contraints par la surface d’impression qui leur est impartie, mais la souplesse du lettrage de Maurice Sendak leur permet d’inscrire dans l’espace imposé un texte soit légèrement plus court soit légèrement plus long. Mais à ces deux premiers types de textes, vient s’ajouter un troisième, discontinu celui-ci et inséré dans l’image elle-même : des noms d’aliments, des marques d’un produit, des prix de vente, des messages publicitaires, des adresses, des numéros de téléphone. On n’en compte pas moins d’une vingtaine dans la grande double page de Mickley surplombant la bouteille de lait (p. 23-24). Ces écritures incluses n’ont été traduites ni dans l’édition allemande ni dans l’édition française. Les éditeurs se sont trouvés devant une difficulté technique propre aux textes illustrés et aux albums, qu’ils connaissent bien et qu’ils résolvent parfois à l’aide de quelques caches. Sans doute ont-ils craint dans ce cas précis de dégrader totalement les illustrations de Maurice Sendak. Or il se trouve que ce troisième niveau de texte n’est pas un simple exotisme, mais qu’il constitue un des espaces de sens du livre. Une partie des inscriptions sont d’ordre privé et elles sont donc aussi opaques pour un lecteur américain que pour un lecteur français ou allemand (7). Mais d’autres sont parfaitement lisibles pour un enfant de langue anglaise et, comme les cailloux du petit Poucet, elles tracent un chemin dans l’oeuvre. On trouve dans la double page 9-10 « Salt », « Cooked. Ready to eat », « Phoenix baking soda », « pure, cream, open » associés sur une même boîte où figure une vache. Le graphisme des boîtes d’aliments de la page 20 mêle texte et images, et l’illustration déploie les étapes – jalonnées de nourriture – de la petite enfance. Une bouteille, sur laquelle la représentation d’un bébé redouble la mention « baby syrop », domine une boîte cylindrique avec le profil d’une tête de vache et les deux inscriptions « condensed food » et « absolutely pure ». Devant cette boîte, au premier plan, un des boulangers semble désigner du doigt une seconde boîte cubique où un visage de jeune enfant est associé à trois inscriptions « open » (avec une flèche), « infant food » et « Price 42 ¢ » (8). Le doigt prolonge notre regard vers Mickey qui s’envole dans son petit avion et surmonte une quatrième inscription alimentaire sur la facade d’un immeuble « Rolled White Oates. First, Cheapest, Best ». Quelle est la meilleure nourriture, la première, la moins chère, celle qui est absolument pure et toujours prête à être consommée ? Celle vers lequelle s’élance l’avion de Mickey, le lait de l’enfance. Plonger enfin dans le blanc laiteux de la bouteille de verre, c’est remonter sans doute plus en amont encore, c’est remonter jusqu’au lait maternel et plonger dans l’espace des origines, là où enfin contenant et contenu se confondent. On le voit, c’est toute une dimension du texte, secrète, un peu énigmatique, qui est refusée au lecteur français ou allemand.

    La substitution des textes inscrits dans l’image se limite aux onomatopées initiales et terminales. La série initiale « / Dump, Clump, Lump / Bump » devient en allemand : « Wumm / Rumm, Pumm, Pumm / Bumm » et en français : « Roum / Doum, Cloum, Ploum / Boum » (9). De manière tout à fait classique, le triomphal cri du coq de Mickey « Cock.a. Doodle Doo ! » devient « Kiiii Ke ri Kiiiiii ! » en allemand et « Coco Rico ! » en français (10).

    La résistance iconotextuelle de In the Night Kitchen à toute traduction va au-delà de ces insertions de la lettre dans l’image. Le prénom américain de Mickey a été choisi par Maurice Sendak comme un discret hommage au héros de Walt Disney (voir note 7). Que le lecteur français ou allemand ne perçoive pas les clins d’oeil au graphisme du dessin animé – en particulier dans les deux images circulaires initiale et terminale – n’entrave pas sa lecture. Il identifie par contre aisément les traits de l’acteur Oliver Hardy donnés au trio des boulangers – alors que ceux de Stan Laurel ne sont que fugitivement prêtés à Mickey à la page 13 – parce que les films de ce duo comique sont devenus des classiques internationaux. Au-delà d’un hommage au cinéma de son enfance, Sendak suggère-t-il un « combat » du frêle Mickey-Laurel contre le massif Hardy, dont le triplement confine ici au cauchemar (11) ? Il n’est pas étonnant qu’une autre culture iconographique américaine – celle de la bande dessinée – soit présente dans cet album. On peut lire en tout petits caractères sur la boîte « Homer’s Sugar » de la page 7, « Little Nemo » (12). Les somptueuses planches de Little Nemo in Slumberland furent découvertes en France grâce à une édition (partiellement en couleurs) publiée par l’éditeur Pierre Horay en 1969 (13). Ce fut une révélation. Tout lecteur devenu familier du héros de Winsor McCay était donc prêt à apercevoir trois ans plus tard la ressemblance entre le lit de Little Nemo – représenté de profil avec ses hauts montants de bois – et celui de Cuisine de Nuit. Le lit de Mickey ouvre et ferme l’album à l’instar du lit de Nemo qui ouvre les (premières) planches de Little Nemo et les ferme, à une différence près. La présence du lit à la fin de chaque planche marque chez McCay un violent retour de Nemo au réel, alors que le lit final de Mickey vient accueillir l’enfant pour un sommeil cette fois apaisé. Enfin Maurice Sendak fait deux emprunts au Max et Moritz (1865) de Wilhelm Bush, la séquence narrative de Mickey pris dans la pâte à pain et mis au four, et la croûte de pâte cuite (qui fait à Mickey une combinaison d’aviateur) (14). La référence est cette fois tout à fait lisible pour un enfant de culture allemande alors qu’elle est invisible en France, où le livre est inconnu. Le maintien ou la perte des allusions intertextuelles et inter-iconographiques est donc moins fonction de la culture convoquée par l’oeuvre originale que des références que culture initiale et culture d’arrivée ont en commun.

    Un dernier aspect de In the Night Kitchen se dérobe à la traduction. Il s’agit des jeux entre une forme verbale et une représentation graphique, ce que l’on pourrait appeler des jeux de mots « iconotextuels ». Je pense en avoir relevé trois dans l’album. Dans le premier, les deux « termes » du jeu sont présents. Mickey est réveillé par un grand bruit dans la nuit et il crie « Quiet down there ! » (p. 2). Le mot engendre la chute : Mickey tombe et tourbillonne dans l’espace. La narration sera toute entière une succession de chutes et d’ascensions jusqu’au repos final de Mickey. Le traducteur allemand conserve le pouvoir de l’adverbe en traduisant « Ruhe da unten ! », alors que le traducteur français retient la tournure française la plus attendue « Eh, là-bas ! C’est fini ? », et introduit du même coup une latéralité qui fait perdre à la protestation de Mickey sa logique d’engendrement graphique. Dans les deux autres exemples, l’iconique est informé par deux expresions idiomatiques qui restent en absence. Les boulangers enfournent Mickey englouti dans la pâte à pain (p. 10). Or, il existe une expression anglaise : « to have a bun in the oven » [a bun est un petit pain au lait], dont l’équivalent français pourrait être, dans un registre un peu plus familier, « avoir un polichinelle dans le tiroir ». Que l’on rapproche cette expression de la dénomination du four « Mickey Oven », et ce four « devient » le ventre de la mère, le lieu de la genèse de Mickey. Quelques pages plus loin, le narrateur nous dit : « Then Mickey in dough [pâte à pain] was just on his way » (p. 16). Un geste sur la page suivante est à lire comme l’indice d’un jeu de mots dont le second terme n’est pas verbalisé : on voit Mickey faire le salut militaire (p. 17). En américain, a doughboy est un soldat. Mickey serait donc un enfant qui joue à être un soldat en mission. Il affirme un peu plus loin qu’il est « Mickey the pilot » (p. 19). Le narrateur le dira plus modestement « Mickey the milkman » lorsqu’il plonge dans la bouteille de lait (p. 25). De ces trois métiers, seul le dernier figurera dans la version allemande.

Une lecture aveuglée

     La forte résistance de In the Night Kitchen à tout transfert culturel ne suffit pas à expliquer ma déception devant l’édition française de l’album, d’autant que la traduction allemande se révèle tout à fait satisfaisante.

    Tout se passe comme si le traducteur français avait été proprement aveuglé parl’écriture assonancée de Maurice Sendak, et qu’il lui avait semblé fondamental de recréer dans le texte français les effets formels du texte américain. Traduire, c’est toujours effectuer des choix. La question est ici la suivante : les choix de Jean-Henri Potier sont-ils pertinents ? Le rendement des jeux rimés est-il essentiel dans In the Night Kitchen (15) ? Je pars d’un exemple. Sendak écrit : « Where the bakers who bake till the dawn so we can have cake in the morn mixed Mickey in batter, chanting » (p. 7). Jean-Henri Potier traduit « Dans le pétrin de la cuisine trois pâtissiers de bonne mine mêlent les oeufs et la farine, et chantent. » Pourquoi ajouter cette qualification aux pâtissiers ? Pour obtenir en fait trois octosyllabes qui riment :

Dans le pétrin de la cuisine

trois pâtissiers de bonne mine

mêlent les oeufs et la farine

    Pour privilégier l’imitation d’une forme, le traducteur a été amené à sacrifier deux informations : l’activité nocturne pour le bien commun, à laquelle fait écho la dernière phrase du texte : « And that’s why, thanks to Mickey, we have cake every morning » (p. 35), et surtout la présence de Mickey dans la pâte, premier terme – nous l’avons vu – de la paronymie qui permet aux boulangers de confondre Mickey et le lait. N’ayant pas noué dès le départ le lien entre Mickey et le lait, le traducteur va se retrouver sans clairvoyance dans les passages stratégiques de l’album. Lorsque Mickey jaillit du four et se libère de la pâte, il déclare aux boulangers : « I’m not the milk and the milk’s not me ! I’m Mickey ! » (p. 12). Dans la traduction française, Mickey dénonce une confusion qui n’a pas été posée ou, plus précisément, il suggère trois confusions possibles : « Je ne suis pas du sucre, ni du lait, ni du beurre. Je suis Mickey. N’ayez pas peur ! » Une traduction littérale du passage ne présentait aucune difficulté. Le traducteur français disperce le sens de la protestation de Mickey. On voit ici les ravages qu’a pu entraîné le souci obsédant de la rime. Même remarque et même conclusion pour la chanson libératrice de Mickey dans la bouteille de lait. Sendak écrit « I’m in the Milk and the Milk’s in Me / God bless Milk and God bless Me ! » (p. 26). De ce Dieu, qui me semble être celui de la Genèse, celui qui nomme les être et les choses et qui garantit à Mickey son identité, il ne reste en français que cette pauvre rime : « Que c’est bon et doux le lait ! / Vive le lait quand il est frais ! »

    L’honnêteté veut de dire que le traducteur français, aurait-il su lire le voyage de Mickey aux sources de son identité, se trouvait de toute manière devant une situation linguistique bien difficile. Le français lui rendait quasiment impossible la re-création des jeux de mots qui donnent à l’album son sens. Le jeu de mot initial sur le prénom du héros est fondateur : sans lui, l’album s’effondre. L’allemand offre à Hans Manz une équivalence simple et pleinement satisfaisante : « Milch / Micky ». Aucune solution – une fois que l’on a exclu Pascalet (16) – ne se présente en français : aucun prénom masculin ne commençe ou se termine par [le]. On ne trouve guère mieux pour les trois autres jeux de mots. Et quelle malchance que l’adjectif correspondant au substantif français en soit phonétiquement si loin « lait / lacté » (17) ! Aucun des deux traducteurs ne rend le jeu de mots de la page 19 (« Mickey way »), mais Hans Manz profite cependant de ce que « Milky way » se dise « Milchstrasse » en allemand. Jean-Henri Potier essaie de compenser la perte en rapprochant – quant au sens – les deux termes à la page 22 : « plus haut que la voie lactée où le lait coule à volonté », mais le jeu de mots est perdu ainsi que le lien qu’il crée entre le lait et Mickey (17). Enfin les deux traducteurs ne trouvent aucune solution pour le « cakefree » final. Le seul réel cadeau qu’apporte la langue française est la polysémie du mot « cuisine » qui peut signifier tout à la fois kitchen et cooking. Qu’est-ce qui se cuisine de cette Cuisine de nuit ?

Finalement, pour un lecteur français, que raconte Cuisine de nuit ? L’essentiel a disparu : la menace qui pèse sur Mickey d’être confondu avec de la matière, l’angoisse de l’identité perdue, la fonction salvatrice de Dieu. Il est remarquable qu’à la page 26 non seulement toute référence à Dieu, mais également toute référence à Mickey ait disparu. Tout se passe comme si le héros n’était pas intimement impliqué dans cette dramatique aventure. Que reste-t-il ? L’histoire d’un petit garçon qui, de passif, devient actif et échappe à un trio d’adultes en leur fournissant un des ingrédients dont ils ont besoin pour faire « le pain du matin ».

Le traducteur allemand n’est pas arrêté comme le traducteur français par le rendement de l’écriture assonancée de Maurice Sendak. La proximité de ces deux langues accentuées que sont l’anglais et l’allemand va lui permette de créer sans contorsions excessives un texte lui aussi fait « pour l’oreille ». Du même coup, son attention reste disponible pour déchiffrer d’autres niveaux du texte.

    Là où Jean-Henri Potier peine à faire rimer adjectifs et substantifs, Hans Manz joue en virtuose de tous les temps et de toutes les formes verbales, les fait rimer entre elles ou les associe ici à un substantif, là à un adverbe, comme à loisir. Voici ce qu’il propose pour la page 7, dont le traducteur français avait tant sacrifié le sens dans son désir de rimer : « Hier standen die Bäcker an Tischen, um Micky in Kuchenteig zu mischen, sie schwangen den Teig und sangen. » Il fait aussi bien (mieux ?) que Sendak décrivant Mickey qui fabrique son avion : « dehnte und bog ihn, formte und zog ihn », quand Sendak avait écrit « He kneaded and punched it and pounded and pulled » (p. 14). Nous avons vu qu’une large parenté des lexiques anglais et allemand offre à Hanz Manz le jeu de mots dont il a besoin « Milch/ Micky ». On peut ajouter d’autres proximités lexicales, qui n’ont pas la même importance stratégique, mais qui participent au rythme et à la « couleur » du texte : « bakers/Bäcker », « Milkman/ Milchmann », « God/Gott », « bed/Bett » et, bien sûr, « In the Night Kitchen/In der Nachtküche ». Hans Manz recrée avec brio les effets d’écriture de Maurice Sendak, sans être condamné à s’écarter des unités de sens du texte original. Il a, de ce fait, toutes chances de ne pas passer à côté de l’essentiel. Micky dénonce la confusion qui le nie : « Ich bin nicht Milch und Milch ist nicht ich, Ich bin Micky ! » (p. 12), et il se met lui aussi sous la protection de Dieu « Gott behüte die Milch und behüte mich ! » (p. 26). Peut-on être certain pour autant que le traducteur n’a pas simplement suivi un texte anglais qu’il lui était assez facile de transposer, et qu’il a réellement lu l’album de Sendak et construit une interprétation proche de la mienne ? Deux indices m’invitent à le penser. Dans la double page 9-10, Hans Manz conserve scrupuleusement la confusion de Mickey, en remontant simplement du gâteau à la pâte (« Der Micky-Teig » pour « a delicious Mickey-cake ») et il introduit dans son texte – cas unique dans tout l’album – la traduction du « Mickey Oven » de l’image : « Der Micky-Teig wurde gehoben und in den Micky-offen geschoben ». Le traducteur estime qu’il lui faut donner au moins cette clé au lecteur.

La lecture des images

    Nous savons que toute traduction a tendance à l’explicitation. Sans doute est-ce là le prolongement spontané du travail d’élucidation qui s’effectue dans l’acte de lecture. Les traducteurs connaissent le piège et s’en méfient. Dans le cas précis des traductions d’albums, peut-on entrevoir dans le texte traduit des explicitations de l’illustration originale, qui se trouve, quant à elle, conservée dans l’édition étrangère ? En d’autres termes, arrive-t-il au traducteur de verbaliser une information qui n’est donnée que par l’image ? Dans la traduction allemande, il me semble avoir rencontré par trois fois ce mécanisme, mais toujours dans un souci de rythme ou de rime. Pour rendre « Past the moon & his mama & papa sleeping tight » (p. 4), Hans Manz utilise une information que seule l’image lui a donnée « Am Vollmond vorbeizog und an Papa und Mama ». Lorsque Mickey remonte du fond de la bouteille pour verser du lait aux boulangers, le traducteur exploite un détail de l’image pour avoir sa rime « Er schwamm nach oben, goss Milch vom Rand hinunter, wo der Kuchenteig stand » (p.27). De même, la dernière illustration donne au traducteur sa clausule et sa rime : « [Micky] glitt hinunter sehr tief / sprang in sein Bett / war trocken, schlief » (p. 34). Dans le texte français, les explicitations sont plus abondantes. La clausule du traducteur français est proche de celle du traducteur allemand, mais en choisissant « Et, bien au chaud, il se rendort », elle souligne la structure globale de l’album (19). À deux reprises, la présence des illustrations introduit par analogie l’univers du jeu enfantin, lors de la fabrication de l’avion (« Comme de la pâte à modeler, il la pétrit et la travaille » p.14) et lors la glissade le long de la bouteille (« Puis il descend en toboggan » p. 32). L’explicitation des images peut entraîner des inflexions de sens. Jean-Henri Potier inverse les regards en traduisant : « Madame la lune le voit, mais ni maman, ni papa. » (p. 4), alors que c’est Mickey (qui exclame « OOH ») et nous-mêmes qui voyons la lune – même s’il est vrai que la lune veille tout au long sur Mickey. Il interprète les expressions des boulangers (qui sont pour lui des pâtissiers) comme des expressions de peur (« Je suis Mickey. N’ayez pas peur ! » p. 12), puis d’affolement (« Les trois pâtissiers affolés » p. 17), là où on pourrait ne lire qu’une réaction de surprise, puis de colère (on a « howling » dans le texte original). Dans le premier exemple, Jean-Henri Potier déplace la peur de l’enfant sur le trio des adultes et anticipe l’inversion des rapports de force. Dans le second, l’affolement n’est pas si mal venu parce qu’il suggère une vulnérabilité des pâtissiers et nous prépare à ce ton de grande personne que prend Mickey à la page suivante en s’exclamant : « Vous voulez du lait, mes garçons » (p. 19) [« What’s all the fuss ? » dit le texte de Sendak].

    Quant à lire les images, le traducteur français aurait-il pu trouver dans celles de Maurice Sendak quelques détails qui l’auraient guidé dans le déchiffrement du texte et dans l’interprétation de l’album ? Il y a deux couples d’indices dans ce que Sendak dessine mais ne verbalise pas. Les premiers sont de nature religieuse et renvoient à la culture juive. Lorsque Mickey termine sa chute dans la pâte à pain, on voit apparaître sur la page de droite trois boulangers : le premier porte un sac de farine, le second une boîte de sel, le troisième une boîte – dont le contenu est difficilement lisible – est sans doute « baking soda » (20). La boîte de sel ornée d’une étoile de David (p. 6). On retrouve la boîte et son étoile dans le coin gauche de la page 9, quand l’un des boulangers s’avance avec une certaine solennité pour enfourner le « Mickey-cake ». Lorsque Mickey jaillit du four, la pâte lui fait comme un habit et le fragment qu’il porte sur la tête fait office de petite kippa juive (21).

    Ces deux signes auraient dû conduire le traducteur français à prendre très au sérieux la prière que Mickey adresse à Dieu, de même que le second couple d’indices – une bouteille et un four – qui nous « parlent » de mort et de résurrection. La boîte de « baking soda » de la page 6 est remplacée sur la page suivante par une bouteille jaune, posée par terre près de trois coquilles d’oeuf, sur laquelle on peut lire « Phoenix baking soda ». On est passé de la chimie au mythe. Cette bouteille apparaît par trois fois et elle accompagne Mickey dans son épreuve. Dans cette page 7, seule la tête de Mickey émerge de la pâte ; sur la page en vis-à-vis, il ne reste plus que sa main qui s’agite (un appel au secours ?). Mais la bouteille est là, comme une promesse. Dans la double page suivante, sont alignées de gauche à droite la boîte de sel avec son étoile, la bouteille toujours accompagnée d’une coquille d’oeuf et la porte du four ouverte, prête à « recevoir » le « Mickey-cake ». Dans une troisième et dernière étape, Mickey jaillit du four et de la pâte : la vapeur masque tous les espaces d’écriture, et seules demeurent, encadrant Mickey, « [P]oenix [b]aking soda » et « Mickey oven ». Ce four qui porte le nom de Mickey autorise deux lectures, qui ne sont pas incompatibles. La première est individuelle : le four est une des étapes de cette re-création et résurrection de Mickey, à laquelle nous pouvons associer la discrète référence à la propre résurrection de Maurice Sendak à l’hôpital anglais de Gateshead (voir note 7). La seconde est collective : Maurice Sendak sait qu’il y eut des fours qui ne furent pas des fours de fiction, des rêves dont les petits héros peuvent ressortir pour faire triompher leurs forces de vie. Ce qui n’est ici qu’un four « pour de faux » affleurera – mais sans jamais ne se dire – vingt ans plus tard dans Dear Mili (1988), puis dans We are all in the dump with Jack and Guy (1993), avec la silhouette du mirador d’un camp de concentration.

    Lire ces quatre indices dans l’image imposait de reconnaître à Mickey des préoccupations profondes, excluait de réduire sa prière à un simple éloge du lait frais et invitait le traducteur à explorer d’autres voies, à tenter d’autres choix.

    Les résistances à la traduction de In the Night Kitchen sont infiniment supérieures à celles que l’on rencontre d’ordinaire dans les albums pour enfants. Les éditions françaises et allemandes de l’album de Maurice Sendak me semblent mettre en lumière quatre problèmes.

    J’ai longtemps pensé que le médiocre rendement français des albums pour enfants anglais, allemands, suédois dont le texte original était fortement rythmé et rimé, voire écrit en vers, résultait pour l’essentiel de l’absence d’une tradition similaire dans la culture française. Mais ce travail sur Sendak me conduit à nuancer ma position et à estimer qu’il faut tout autant prendre en compte les spécificités de la langue française. Sans doute la culture enfantine française a-t-elle rompu dès son émergence au xviiie siècle avec le substrat populaire de nos comptines et formulettes. Mais ces petits vers régis par le mètre et la rime n’ont jamais eu la richesse rythmique et musicale des nursery rhymes anglaises par exemple. Ajoutons que la littérature pour la jeunesse du xixe siècle n’a rien produit en France qui ressemble à la littérature anglaise de nonsense, elle-même nourrie de la tradition des nursery rhymes. Est-ce à dire qu’il est impossible de rendre en français des pans entiers de la littérature enfantine étrangère ? Non, mais il y faut beaucoup d’art. On ne peut que saluer la réussite de Marie Farré à traduire Algernoon and other Cautionary Tales de Hilaire Belloc et celle de Christian Poslaniec à adapter The big brag du Dr Seuss (22).

    Lorsque les albums sont traduits dans une langue étrangère, nous avons pour habitude de considérer que les images, échappant à la malédiction de Babel, ne posent de problème dans la culture d’arrivée qu’en fonction de leur dimension référentielle. In the Night Kitchen nous rappelle que les images peuvent être nées d’expressions – parfois prises au pied de la lettre. Si l’expression est présente dans le texte original, le travail du traducteur relève alors de la résolution d’un jeu de mots, pour laquelle on ne pourra jouer que sur l’un des deux termes. Si l’expression est absente et qu’il est exclu de toucher à l’image, la déperdition semble inéluctable (23).

    À ce problème relativement classique (les traducteurs de Through the looking-glass l’ont rencontré avec « les insectes du miroir » représentés par John Tenniel), l’album contemporain ajoute une difficulté supplémentaire, celle des textes insérés dans l’image. Sendak se situe encore dans une apparente analogie au monde réel : écritures sur les boîtes d’aliments, publicités sur les facades des immeubles. Mais d’autres artistes, plus proches de nous, vont systématiquement jouer de la confusion du lisible et du visible dans des images sans profondeur, pratiquant le collage avec des fragments de journaux, conviant dans une même page – comme le fait Béatrice Poncelet – Le Petit Poucet illustré par Gustave Doré, Maria des mers illustré par Ivan Bilibine, Max und Moritz de Wilhelm Busch, Le dirigeable cage-à-mouches numéro un de O’Galop, dont l’un des deux héros est remplacé … par le Mickey de In the Night Kitchen (24). Il y a dans ces collages et ces montages un nouveau type de résistance à la traduction.

    Le dernier problème est à mes yeux le plus fondamental. Obsédé par un problème de traduction, Jean-Henri Potier n’a pas pris le temps de lire In the Night Kitchen. Ceci pose une question essentielle : qu’est-ce que lire un album ? Lire un album, ce n’est pas lire un texte, c’est lire un livre ; c’est lire ces entrelacs de sens que construisent le texte et les images. Il restera ensuite au traducteur à rendre la richesse de sa lecture par la force de sa seule traduction du texte.

(1) Where the wild things are est paru aux États-Unis en 1963 et il a été publié en 1967 chez Delpire sous le titre Max et les maximonstres, avant d’être repris à L’école des loisirs.

(2) Cité par Selma G. Lanes, 1980, The Art of Maurice Sendak,New York, Harry N. Abrams, page 174.

(3) Le nom du traducteur figure en bonne place dans la page titre intérieure où il a été inséré selon le même lettrage, alors que celui du traducteur français ne figure qu’en petits caractères dans les informations éditoriales obligatoires.

(4) L’album n’est pas paginé. Je numérote les pages à partir du début du texte de Sendak, la page impaire se trouve donc du même coup être celle de gauche. Les barres inclinées marquent le passage du texte d’une bulle ou d’une page à la suivante.

(5) Iona and Peter Opie, 1975, The Oxford Dictionary of Nursery Rhymes,Oxford, O.U.P., p. 312.

(6) L’inévitable déperdition se retrouve dans un autre album de Sendak, Higglety Pigglety Pop ! (1967) traduit en français en 1980 sous le titre Turlututu Chapeau Pointu ! La combinaison narrative de deux nursery rhymes fonde deux autres albums de Maurice Sendak, Hector Protector (1965) et We are all in the dumps with Jack and Guy (1993). Aucune culture enfantine « sous-entendue » ne fonctionne alors pour un lecteur français.

(7) « Kneitel’s Fandango » (p. 5) = Kenny Kneitel, collectionneur de Mickey Mouse ; le nom de la chienne de Sendak, Jennie et sa date de naissance, 1953 (sac du boulanger de gauche, p. 7) et sur un sac à terre – presque illisible – « Killingworth, Connecticut », son lieu de naissance ; entre les doigts du boulanger de droite, un portrait de la mère de Sendak. Au centre de la double page 9-10, deux adresses d’enfance de Sendak à New-York, qui nous donne également sa date de naissance à la page 15. Dans la grande double page 23-24, « Schickel » est un hommage à Richard Schickel, auteur d’une biographie de Walt Disney. Enfin page 32, l’inscription sur un bâtiment « Q.E. Gateshead » renvoie à l’hôpital anglais où Maurice Sendak fut soigné durant l’été 1967 d’une attaque cardiaque. Toutes ces éclaircissements sont donnés par Selma G. Lanes (op. cit.) dans le chapitre qu’elle consacre à In the Night Kitchen.

(8) Né en 1928, Maurice Sendak a 42 ans lors de la publication de l’album.

(9) Les hasards de la langue font que le traducteur allemand peut conserver telle quelle la bulle « Mama, Papa » de la page de dédicace et de la page 4. La version française ajoute discrètement un « m » pour obtenir « maman ».

(10) Mais il reste surprenant que deux éditeurs aussi sérieux que L’école des loisirs et Diogenes Verlag ne respectent pas le lettrage rouge choisi par Sendak et lui substituent un noir opaque en allemand et un lettrage noir évidé en français.

(11) Maurice Sendak dit que cette invention des trois boulangers renvoie à un souvenir d’enfance, à une publicité pour les « Sunshire Bakers » représentant trois gros boulangers et accompagnée du slogan « We Bake While You Sleep ». C’est la diffusion de la télévision d’un film de Laurel et Hardy – Nothing but trouble – qui lui donna l’idée de leur donner le physique de Hardy. ( Selma G. Lanes, op. cit. p. 174 et 179).

(12) Maurice Sendak dit avoir découvert l’oeuvre de Winsor McCay, dont il ignorait tout jusqu’alors, à l’occasion d’un exposition au Metropolitan Museum of Art en 1965, qui présentait des planches de Little Nemo in Slumberland. « I now sent me scooting back, with new eyes, to the popular art of my own childhood » ( Selma G. Lanes, op. cit. p. 175).

(13) J’ignore ce qu’il en est d’éventuelles éditions allemandes.

(14) On peut se demander si l’idée soudaine de Maurice Sendak de prêter aux boulangers la silhouette et le visage de Hardy ne trouve pas son fondement dans une réminiscence inconsciente du profil et de la silhouette – massive et blanche – du boulanger de Wilhelm Busch. L’appropriation personnelle des deux héros de Bush par ‘Moritz’ Sendak se manifeste en 1963 lorsqu’il donne au héros de Where the Wild Things Are le prénom de Max.

(15) Ce qu’il est par exemple dans les traductions des albums du Dr Seuss.

(16) Héros de l’écrivain Henri Bosco.

(17) On en regrette d’autant plus que le traducteur ait négligé de traduire « Mickey the milkman » (p. 25). La profession de « laitier » gardait cette fois toute la lisibilité de son radical.

(18) Dans un long article intituké « La cuisine de Maurice Sendak », Pierre-Pascal Furth suggère que cette dernière traduction fait écho au passage d’Exode (III,8) qui évoque « une contrée où ruissellent lait et miel (Europe, novembre-décembre 1979, Paris, n°607-608, p. 82).

(19) Tout ce récit de rêve est rendu au présent par le traducteur. Le prétérit est une source de difficultés en français, et le présent du texte rejoint ici le « présent » des images : le rêve de Mickey comme si vous y étiez.

(20) C’est-à-dire du bicarbonate de soude ; on en met une pincée pour fabriquer de nombreux pains.

(21) Maurice Sendak appartient à une famille juive d’origine polonaise.

(22) Philibert (illustrations de Quentin Blake), 1991, Paris, Gallimard ; Le plus vantard, 1986, Paris, L’école des loisirs.

(23) Edmond Cary est, à ma connaissance, le premier spécialiste des problèmes de traduction à avoir évoqué les problèmes posés par la traduction des livres pour enfants. Dans un cours radiodiffusé en 1958, il évoque la tyrannie des illustrations : « Le texte anglais parle de « traffic jam » (embouteillage) et joue sur le mot « jam », qui signifie aussi confiture. Le traducteur aurait la partie belle avec les doubles sens du mot embouteillage, avec les voitures en carafe, que sais-je encore. Mais l’image montre, d’une part des autos et, de l’autre, un magnifique pot de marmelade  » (Edmond Cary, 1985, Comment faut-il traduire ? Lille, Presses Universitaires de Lille, p. 54).

(24) Chez eux, chez elle ou chez elle, 1997, Paris, Éditions du Seuil. Précisons que toutes ces citations iconotextuelles sont retravaillées par l’artiste.

(article paru dans Traduction pour les enfants, Meta, volume 48, numéro 1, Presses de l’Université de Montréal, mai 2003)

Etudiante à la Sorbonne, enseignante, pendant deux années, en lycée, puis à l’Université de Haute-Bretagne-Rennes II comme professeur émérite de Littérature générale et comparée, Isabelle Nières-Chevrel consacre ses recherches à l’histoire de la littérature d’enfance et de jeunesse, tant sur l’album que sur le roman, étudiant les rapports entre texte et images tout comme les questions de traduction, d’adaptation et de réception. Elle est également spécialiste de Lewis Carroll et de la Comtesse de Ségur. Contribution aux Cahiers du CRILJ n°2 (novembre 2010) avec un texte à propos de Babar, le petit éléphant. Parmi ses nombreux travaux, une Introduction à la littérature de jeunesse parue chez Didier jeunesse en 2009. « La littérature de jeunesse est faite pour permettre au jeune lecteur d’acquérir une compétence, en limitant justement ses zones d’incompétence. C’est elle aussi qui a pris par la main les naïfs lecteurs que nous étions et qui, pas à pas (page à page), a construit en nous les fondements d’une expertise. Elle nous a fait lecteurs et elle a fait écrivains quelques-uns d’entre nous. » Merci à Isabelle Nières-Chevrel (et à la revue Méta) de nous avoir permis, par la publication de cette étude, de rendre ici hommage à Maurice Sendak.

Une bibliothèque à Saint-Tropez

par Laurence Warot

    J’ai suivi en 1971 une formation d’animatrice socio-culturelle à Peuple et Culture, mouvement d’Education populaire créée par Benigno Cacérés et Joffre Dumazedier.

    Au cours de cette formation de deux ans j’ai visité la bibliothèque pilote de Clamart. Celà a été pour moi un coup de foudre sociétal. J’ai depuis mon enfance été passionnée par la lecture et cette bibliothèque entièrement conçue pour les enfants m’a ouvert des horizons inconnus à moi jusqu’alors.

    En 1979, j’habitais en Seine-et-Marne. Je tombe sur une annonce dans le journal Le Monde qui propose un poste de bibliothécaire-animatrice à Saint-Tropez, par concours. Je n’avais pas fait d’école de bibliothécaire et n’avais donc pas le diplôme. Je postule néanmoins et, à ma grande surprise, peu de temps après, je reçois un courrier m’indiquant que j’étais présélectionnée et que je devais me rendre à Saint-Tropez pour y passer le concours.

    Ce concours était à l’initiative de Madame de Raïssac, adjointe à la culture à la mairie de Saint-Tropez qui avait demandé à Monique Bermond et à Roger Boquié de sélectionner la personne chargée d’organiser et d’animer cette nouvelle bibliothèque.

    Et Monique Bermond et Roger Boquié me choisissent, moi qui n’avais que ma passion pour la littérature jeunesse ! Tollé. D’abord la directrice de l’Ecole de bibliothécaires de Massy-Palaiseau qui, compte tenu que plus de cent bibliothécaires diplômés d’état s’étaient présentés à ce concours, n’a pas admis qu’une personne ne faisant pas partie de son école soit sélectionnée. Le maire de Saint-Tropez Monsieur Blua souhaitait, lui, ne pas tenir compte de ce concours et embaucher la femme d’un journaliste de Nice-Matin habitant à Saint-Tropez.

    Monique Bermond et Roger Boquié sont alors « entrés en résistance » en prévenant qu’ils dévoileraient l’affaire sur les ondes de France-Culture si on les avait fait se déplacer pour au final ne pas tenir compte de leur avis.

    J’ai donc été embauchée comme bibliothécaire-animatrice à Saint-Tropez en 1980.

    J’ai appris la bibliothéconomie en une semaine en suivant un stage à la fédération Léo Lagrange qui comprenait, selon les orientations   de Peuple et Culture, également l’organisation d’une politique culturelle dans une commune.

    Six mois avant l’ouverture de cette bibliothèque, j’ai rendu visite à toutes les classes de la petite section de maternelle à la troisème, chargée de livres que je présentais aux instituteurs, aux professeurs et, bien entendu, aux élèves.

    Madame de Raïssac avait demandé à un architecte tropézien de concevoir l’ameublement de la bibliothèque selon le schéma de celle de Clamart qui m’avait tant séduite. J’ai, quant à moi, été chargée de la décorer.

    Avant même l’ouverture officielle de la bibliothèque, environ cent cinquante enfants étaient venus s’inscrire. Au départ j’ai eu trois milles livres à classer par titre, auteur et matière. J’ai donc rédigé à la main neuf milles fiches. Mais ce n’était pas un travail pour moi. Juste le plaisir de lire et d’analyser ce que je lisais.

    Dès l’ouverture, la bibliothèque qui était ouverte du mardi au samedi, a été fréquentée assidûment par les jeunes, tant pour le prêt de livre que pour les animations que j’y faisais. Bien sûr j’ai organisé de nombreuses animations autour du « Livre Vivant », fait venir des illustrateurs et des écrivains qui partageaient leur goût de la lecture avec les jeunes Tropéziens.

    Les livres mènent à tout pourvu qu’on ait le sens du partage et la passion de rendre le livre vivant.

( décembre 2011 )

 

Bac en poche et après une solide formation d’animatrice socioculturelle Peuple et Culture assurée par Joffre Dumazedier, Laurence Warot crée en 1973, à Ibos (Hautes-Pyrénées), sa première bibliothèque. Elle en créera également une à Saint Tropez (Var), en 1980, et à Essomes sur Marne (Aisne) en 1991. Responsable plusieurs années d’une bibliothèque de comité d »entreprise de la SNCF à Lille (Nord), elle fut également directrice de MJC, journaliste, directrice d’agence immobilière. Nombreuses activités bénévoles, notamment au Secours Populare.

Du côté d’Oskar

par André Delobel

Entretien avec Bertil Hessel, directeur des éditions Oskar.

André Delobel : Bertil Hessel, racontez-nous quand et comment vous avez été amené à créer la maison d’édition pour la jeunesse Oskar ?

Bertil Hessel : Oskar Jeunesse, cela commence il y a cinq ans, à Paris, J’étais enseignant et j’ai décidé de continuer ma mission d’éducation en devenant éditeur, c’est-à-dire en poursuivant des objectifs qui me semblaient aujourd’hui essentiels : faire des livres que les enfants apprécient, trouver des histoires qui permettent aux enfants et adolescents de parler avec leurs parents, leurs copains sur des sujets pas forcément faciles, éditer des histoires qui permettent de faire réfléchir à des choses importantes : lutter contre les préjugés, aborder des thèmes qui engagent, etc. Je pense que les trois quarts de la production de notre maison donne à penser, à réfléchir et fait aimer la lecture. C’est le cas pour les auteurs ici présents : Véronique Delamarre dont les livres ont beaucoup de succès et qui a reçu de nombreux prix, Florence Koenig qui a illustré chez nous beaucoup de textes et de contes sur l’Afrique, des livres dans lesquels on découvre l’Afrique et qui contiennent aussi une réflexion sur ce vaste continent.

Comment se fait la rencontre entre éditeur et auteut ? Comment se noue le premier contact ?

Il est bien difficile de convaincre les gens de vous suivre quand on crée une maison d’édition. Une maison d’édition fonctionne beaucoup sur les relations personnelles. Mais, dès le début, j’ai eu la chance de rencontrer des auteurs formidables. Ensuite, comment faire découvrir ces auteurs aux enfants ? Et bien, c’est grâce aux salons comme celui-ci organisés avec ténacité par des équipe bénévole dans de nombreuses villes de province, c’est grâce aux bibliothécaires, grace aux enseignants, aux parents et aux enfants que l’on y rencontre. Ces salons du livre permettent d’apporter les livres jusqu’àux enfants. Le salon de Montreuil, pour moi, ce n’est pas une priorité. Je préfère beaucoup venir dans les salons comme celui-ci où Oskar est invité. L’important, c’est le travail sur les territoires.

Comment se passe le choix des textes que vous éditez ? Sont-ce des commandes ou des textes repérés ?

Cela se passe surtout autour d’un café. Certains auteurs ont des textes déjà écrits, mais, chez nous, beaucoup de textes naissent à partir de discussion. On parle droits civiques, droit à la différence, etc. On se dit qu’il faudrait faire un texte sur ce sujet ou sur celui-ci, en fonction parfois de l’actualité, et quelqu’un s’en charge. Il y a, dans ce cas, une vraie connivence entre auteur et éditeur. C’est ainsi, par exemple, qu’a été écrite par Éric Simard la biographie de Rosa Parks, la femme noire qui refuse de se soumettre.

Est-ce que – je prends aussi un exemple – Je suis un homme : Martin Luther King est un titre qui représente les valeurs auxquelles Oskar est prioritairement attaché ?

En quelque sorte oui, mais je suis aussi fier d’être le premier éditeur jeunesse à avoir publié un livre sur Aimé Césaire, Le nègre indélébile, un livre qui, lui aussi, je pense, donne à réfléchir. Depuis l’an dernier, nous prenons mieux garde à privilégier l’autonomie des enfants dans leur réflexion. Il faut qu’ils se fassent leur propre opinion. Ce n’est pas parce qu’un proverbe est connu de tous que ce qu’il énonce est une vérité ! Nous voulons permettre aux enfants, au travers de leurs lectures, de se forger leurs propres opinions.

Et les romans d’aventure ? Les romans policiers ?

Nous avons aussi, pour ces livres-là, des exigences. Comment dire ? Nous refusons beaucoup de romans qui feraient que les enfants ne soient pas, les ayant lu, plus intelligents.

Qu’espérez-vous pour Oskar pour les prochains mois ou pour les prochaines années ?

Que ce type de salon continue ! Mais nous craignons qu’ici ou là le découragement gagne les bénévoles des associations de promotion du livre qui ont de plus en plus de mal à survivre. Il n’y aurait, alors, plus de relais. Si les gens se mettaient à considèrer les livres comme des cacahuètes et se mettaient à les vendre ou à les acheter comme tel, nous aurions des soucis à nous faire. Mais nous espérons bien exister encore dans dix ans…

Quelques mots de Véronique Delamarre ?

Véronique Delamarre : J’apprécie d’être éditée chez Oskar chez qui j’ai de nombreux titres. J’aime les rencontres avec les lecteurs dans les classes et aussi ce moment où les enfants reviennent me voir sur le salon. Cela me (re)donne de l’énergie pour écrire.

Et vous, Florence Koenig ?

Florence Koenig : Je suis très attachée à Oskar. J’y ai illustré de nombreuses couvertures ainsi que des illustrations intérieures. J’aime voyager en dessinant et je prends beaucoup de plaisir aux rencontres quand je vois les enfants dessiner avec mes propres techniques. Comme Véronique, c’est un grand plaisir quand les rencontres se poursuivent, le lendemain, sur le salon.

( propos recueillis par André Delobel le dimanche 3 avril 2011 lors du Salon du livre pour la jeunesse de Beaugency )

Maître-formateur retraité, André Delobel est, depuis trente ans, secrétaire de la section de l’orléanais du CRILJ et responsable de son centre de ressources. Auteur avec Emmanuel Virton de Travailler avec des écrivains publié en 1995 chez Hachette Education, il a assuré pendant quatorze ans le suivi de la rubrique hebdomadaire « Lire à belles dents » de La République du Centre. Il est, depuis 2009, secrétaire général du CRILJ au plan national.

Rencontre avec Géraldine Alibeu

 

 

    Le 21 octobre 2010, à Muret, dans le cadre de la manifestation régionale Chemin Faisantet dans la salle Agora Peyramont prêtée par la municipalité, le CRILJ Midi Pyrénées a reçu Géraldine Alibeu.

    Après un historique rapide de l’association, de sa création en 1963 à Paris à son déménagement en 2009 à Orléans, après une présentation de ses objectifs tant au plan national que régionale, la soirée se poursuit par la projection d’un petit film d’animation, auto-interview réalisée par Géraldine Alibeu en septembre 2009.

    C’est Martine Tatger, libraire à Cazères, qui anime la rencontre.

Votre entrée en littérature, en plaisir de lire, s’est-elle faite par le texte ou par l’image ?

    Vraiment par le dessin. J’étais mauvaise lectrice. J’ai décidé de faire l’Ecole des Arts Décoratifs à Strasbourg. On y expérimente beaucoup les deux premières années. Et je me suis rendu compte que ce que j’aimais, correspondait à l’illustration. La peinture à l’huile et le dessin, c’est ma technique principale. A cause de Suzanne Janssen. Je l’ai copiée ! Le livre et les choses concrètes du métier me restaient peu connus Le côté narratif m’intéressait. A l’école, je me suis mise à lire, à m’intéresser aux livres. Mon premier livre est La Mariguita. Etre illustratrice est très confortable. On réagit à quelque chose qui existe déjà. On peut aussi lire mes albums sans le texte.

Vous avez écrit trois albums. Mais comment faites-vous le choix d’illustrer le texte d’un auteur ?

    Pour Quelle est ma couleur ? c’est un illustrateur qui m’a proposée car il n’avait pas envie lui de l’illustrer. Il y avait peu de contraintes, juste un petit garçon et tout le reste était dans l’imaginaire. Ça met en valeur notre travail quand on nous fait confiance pour raconter quelque chose. On peut aussi feuilleter un album sans le lire.

Comment avez-vous reçu le texte de On n’aime pas les chats ? Il est très fort ! C’est comme un engagement ?

    Quand j’accepte un texte, c’est d’abord parce qu’il est bien écrit. Surtout que, dans ce cas, c’est un sujet un peu casse-gueule. L’éditrice m’avait laissé du temps, ce qui me convenait bien. Le sujet homme-animal me plaisait. C’est typiquement un travail d’illustrateur de trouver une forme pour les personnages. Cela s’apprend à l’école. Le dessin est parfois comme une forme d’hypnose, on dessine, on dessine et, peu à peu, quelque chose apparaît. On n’aime pas les chats est un livre où il fallait créer de l’action. L’image de tous dans l’avion a été faite avant la mode des charters.

Vous avez choisi de greffer votre histoire dans l’histoire ?

    Chacun peut y voir des choses bizarres, mais on ne peut pas dire les nationalités ni les âges. J’ai mis des petits clins d’œil…

Cet album là, vous l’avez pris avec ce titre ?

    Oui. J’ai décidé pour les oiseaux, mais pas pour les chats.

Le chat est un personnage qui vous touche, que vous placez souvent dans vos histoires… Quand vous illustrez un album, vous vous adressez à un public jeunesse ?

    Au début, je n’y connaissais rien. Je côtoie peu les enfants. Maintenant davantage car je vais dans les classes. Les héros de mes histoires sont rarement des enfants. Quand je dessine ou quand j’écris, je pense à quelqu’un en particulier, un peu comme quand on écrit une lettre. J’ai mis ma technique en place sur La Mariguita. L’idée est née d’un livre que j’étais en train de lire, de Richard Brautigan, La vengeance de la pelouse. Je vous en en lit un passage… J’ai commencé à dessiner puis m’est venue l’idée de ces deux personnages. Il y a, avec ce livre, des choses qui m’interpellent. Construire, coudre, les histoires d’amour, j’aime bien.

Tout à l’heure, vous avez dit : J’ai mis au point ma technique avec La Mariguita…

    Oui, je travaille en papiers découpés et je peins à l’huile. Je copie Susan Janssen ! Je pose les papiers coupés et quand ça va, j’appelle ma secrétaire pour coller ! Non, ce n’est pas vrai ! En fait, je mets beaucoup de temps pour le premier dessin et les autres viennent en fonction.

Comment mettez-vous en place ?

    Il y a une ou deux étapes de crayonnage, mais c’est juste pour savoir. Jz vous montre, en projection, des crayonnés de Jardins suspendus. Le premirt dessin est important, et quand je trouve que l’expression est bonne, j’arrête là.

Etes-vous en contact avec les auteurs des albums ?

    Je ne cherche pas trop à parler avec les auteurs, cela pourrait faire naître des idées faisant interférence avec les miennes. Sauf pour Les trois fileuses car l’éditrice a souhaité qu’on parle ensemble, l’auteur et moi. On a explicité le sens de certains termes. J’aime beaucoup cet auteur, Corinne Bille, qui a écrit La balade en traîneau, mais je ne l’ai jamais rencontrée. Les saisonniers est une livre qui existait déjà aux USA, écrit par une vieille dame, Eve Bunting.

Dans Le Petit Chaperon Rouge a des soucis, les arbres sont rouges. Pourquoi ?

    L’illustration est en sérigraphie. Avec le guide des couleurs, j’ai trouvé que ça allait bien avec l’hiver.

Comment vous est venue l’idée de L’un d’entre eux ?

    Ça faisait un moment que ce livre était dans ma tête. J’avais envie d’un livre avec des personnages sans relations particulières, envie de dessiner certaines scènes. Par exemple, à la piscine, il y a plein de gens, on ne sait pas qui connaît qui, on s’aborde parfois… J’ai alors l’idée d’un livre sur la piscine. Je commence à écrire plein de phrases qui concernent ces personnages, sans beaucoup de contraintes. Il y a une espèce de manif, des personnages un peu monomaniaques comme la dame qui a une épine dans le pied. Je cherche à faire des dessins qui donnent raison à l’histoire.

J’ai l’impression que vous avez dessiné avec une caméra…

    C’est plus facile de dessiner des personnages en maillot de bain, leur corps, leurs expressions. Aujiourd’hui, j’ai envie de dessiner mes livres avec des images qui parlent de moi. Quand je fais un livre toute seule, je prends beaucoup de temps. C’est un luxe, et j’adore ! Je suis bien dedans. La plage, je l’ai dessinée en hiver. Y a un truc physique du dessin, ça évoque les vacances ! Et je n’en prends pas souvent.

Et les chevaliers dans les dunes ?

    En fait, vous avez l’explication dans la scène du café. Cela vient d’une expérience précise. J’ai fait une résidence d’auteur en Auvergne et dans les villages alentour avaient lieu des fêtes médiévales. En fin de journée, les acteurs, à demi déguisés, déambulaient. Et graphiquement, le chevalier est un personnage qui me plaît bien.

Avez-vous d’autres projets ?

    J’ai envie de reprendre ces personnages de chevaliers, d’élaborer une histoire entre un chevalier et une femme esquimaude. J’ai un projet de livre en couture. On m’a offert une machine à coudre et ça me plaît bien. Une galerie m’a proposé de faire une exposition.

     Les questions étant épuisées, Géraldine nous lit des poèmes de Richard Brautigan en nous montrant les illustrations qu’ils lui ont inspirées. Elle a, dot-elle, un ou deux livres en projet avec ces personnages-là. La soirée se termine, entre bavardages et dédicaces, jusqu’à épuisement de l’illustratrice.

( compte rendu de Martine Cortès – jeudi 21 octobre 2010 )

 

Institutrice à la retraite, passionnée de littérature depuis toujours et de littérature de jeunesse en particulier, à titre professionnel et à titre personnel, Martine Cortes est secrétaire de la section régionale du CRILJ Midi-Pyrénées depuis 2009. A ce titre, elle ne manque jamais, quand elle n’est pas partie embrasser sa famille en Sologne, d’assurer le compte-rendu des rencontres organisées par le CRILJ Midi Pyrénées et ses partenaires. Merci à elle pour nous avoir confié ce texte.

Rencontre avec Anne Brouillard et Anne Herbauts

 

La rencontre avec Anne Brouillard et Anne Herbauls qui s’est tenue le 6 novembre 2010 dans le cadre de Vivons livres au Centre de Congrès Pierre Baudis de Toulouse était animée par Nicole Folch.

Nicole FolchAnne Brouillard, il y a deux thématiques très fortes dans vos albums : la nature et le temps. On est touché par la chaleur et la convivialité de vos maisons. On aimerait y être invité …

Anne BrouillardSi je les dessine, c’est parce que j’aimerais y habiter.

Nicole FolchElles donnent une impression de sérénité, de douceur.

Anne BrouillardL’orage est le livre que je préfère pour expliquer le cheminement pour la maison. Dès la première page, on voit l’extérieur dans un miroir et l’intérieur par une fenêtre. L’histoire de l’orage se passe autour et dans la maison. C’est autant l’histoire de la maison que de l’orage. Pour une maison, je fais un plan, je construis une maquette.

Nicole FolchC’est construit, en effet, comme si on se déplaçait avec une caméra dans la maison.

Anne BrouillardDès le départ, il y a des points de repère pour la suite de l’histoire. Mais elles ne sont pas toutes si rassurantes. Par exemple? la maison dans Le rêve du poisson. Mes maisons sont inspirées de maisons existantes que je ré-invente.

Nicole FolchOn y voit une foule de détails, cafetière, réveil, petits pots, etc. Elles sont très habitées !

Anne BrouillardLes objets ont une importance, comme le décor d’un théâtre et révèlent quelque chose des personnes qui y habitent. Même si on ne voit pas les personnes, on a des indications sur elles par les objets.

Anne Herbaults C’est le lieu où s’inscrivent des émotions qui sont reflétées à taille humaine dans les fenêtres. La maison est comme un corps-âme qui serait un reflet de ce qui se passe. Ces maisons sont des sortes de réceptacles.

Anne BrouillardElles sont aussi liées au passé des gens. Je m’inspire de la maison de mes grands-parents. Les maisons abandonnées aussi me fascinent. Les gens sont partis mais ont laissé des choses derrière eux et on a l’impression d’un temps arrêté.

Nicole FolchVos albums sont traités comme des nouvelles, ce décor aide à connaître les personnages. Il y a à la fois la fixité du regard du narrateur et quelque chose qui se déplace tout le temps. Ce désir d’aller ailleurs, cette curiosité toujours bienveillante, sont des points d’ancrage nécessaires à votre narration ?

Anne BrouillardOn vit, on se déplace, on voyage, quantité de chemins apparaissent mais on ne peut les prendre tous. A côté, ces maisons, immobiles, voient passer les gens, durant des générations peut-être. Les arbres aussi sont restés là. Nous on passe.

Anne Herbauts Chez toi, les trains sont au rythme de la marche, ils ont un rythme humain qui permet la contemplation. C’est vraiment la respiration de tes livres, tu regardes les choses dans l’optique du marcheur.

Nicole FolchVous avez, Anne Herbauts, beaucoup de choses en commun avec Anne Brouillard. Vous parlez souvent du goût des mots et quand je lis un album de vous, j’ai l’impression qu’il est construit par associations d’idées. Au début, il y a toute une logique, puis à la relecture tout un réseau apparaît.

Anne Herbauts Depuis toujours, le texte et les images sont liés. Je travaille le livre comme un objet en volume, en trois dimensionS. Le livre est comme une sculpture, mais n’existe que quand il est ouvert. Il doit être ouvert et parcouru pour atteindre à la quatrième dimension, le temps. On travaille de la matière temps dans un objet physique. C’est une écriture à part entière : texte, images, volume, papier, temps. Il y a des choses indicibles que j’essaye de rendre tout autour de l’album, quelque chose qu’il faut malaxer dans la tête pour le mettre en forme dans la pâte à papier du livre. Comment vais-je utiliser ce support d’écriture pour arriver à ce que je veux dire, pour faire parler l’objet livre ? Je tape dedans pour lui faire sortir ce qu’il a dans les tripes ! J’installe tout, puis à un moment, le livre commence à fonctionner seul, quelque chose sourd du livre, des choses qu’on n’a pas prévues ! Un livre, c’est rien, c’est du bête papier et en même temps, quand tout fonctionne, c’est infini !

Nicole FolchVous exprimez parfois votre goût des mots. Vous jouez avec la syntaxe, les expressions. Est-ce que vous partez de là pour certains livres ou pas ?

Anne Herbauts C’est un danger aussi d’être juste gourmande des mots. Si j’écris juste pour la griserie ça n’a plus de sens. J’intellectualise peu mais je fais attention à ce que tout ait un sens. J’utilise beaucoup les répétitions par sonorités afin d’obtenir une sorte de musicalité avec, de temps en temps, une espèce de dissonance. Un mot qu’on répète plusieurs fois va aller chercher son histoire cachée. J’aime bloquer le lecteur en répétant, pour qu’il se dise « Ai-je bien compris ? », qu’il soit attentif à toutes les géologies de notre langue et puis chacun a son histoire de lecteur… J’aime quand ça sonne sourd.

Nicole FolchAnne Brouillard, pouvez-vous nous lire la premoère page de La terre tourne car j’ai l’impression qu’il y a là en germe tous vos thèmes

Anne BrouillardC’est l’histoire des chemins … (Anne Brouillard lit)

Nicole FolchDans la plupart de vos albums, l’homme comprend sa juste place, il est rassuré là où il est, c’est une contemplation paisible.

Anne BrouillardOn ne peut pas s’échapper de soi où qu’on aille. On naît, on vit, on meurt.

Nicole FolchIl y a une relation familière avec l’animal, dans La vieille dame et les souris, je vois une harmonie dans tout ça. Il n’y a pas d’hostilité dans votre monde.

Anne BrouillardC’est ma façon de ressentir la vie. Le monde des animaux et celui des humains sont sur le même pied. Tout dans ce monde cohabite, les hommes, les souris, les araignées …

.Nicole FolchAnne Herbauts, pouvez-vous nous parler de l’entre-deux ?

Anne Herbauts Moin dans l’entre-deux, j’aime bien le mot lisière. Faire des livres, c’est un entêtement, c’est une obstination. On a des thèmes qui sont là. On ne dit pas « Je vais faire un livre sur le carnaval » mais les livres en découlent. Quand on fait des livres, on est toujours sur les bords, on se râpe, on se blesse, on se prend des échardes et c’est ça qu’on met dans les livres. L’idée, c’est de picoter le lecteur avec des mots. La lisière ? Il ne faut jamais dire ce qu’on veut dire directement, on entoure ce qu’on veut dire par des mots, des images et c’est le trou qui signifie.

Nicole FolchVous pourriez dire, par rapport à L’idiot, ce qu’est pour vous le mot juste ?

Anne Herbauts On est plus juste quand on bégaie que quand on construit une phrase parfaite. De même quand on dessine trop de la main droite, il faut changer pour provoquer la surprise, pour qu’on soit sous tension. Quand on connaît le chemin, on ne regarde plus les choses de la même façon. Le mot jardin n’a pas de limite, je dois tout dire, mais pour décrire le jardin, il faut enlever, enlever.

Nicole FolchComment savez-vous que le livre est terminé ?

Anne BrouillardJamais

Anne Herbaults Pour moi, la fin du livre, c’est le prochain. Toi, tu peux parler du livre comme un sentier. Pour moi, c’est un noyau. C’est tellement construit. L’image tape sur les bords car c’est trop construit. Toi, tu construis ta maison, tu construis un univers.

Anne BrouillardLe sujet des bouquins est souvent lié simplement à des choses vues. Mon intention n’est pas d’observer mais je vois ! Le pêcheur et les oies c’est ça, un jour où je me promenais. C’est un échange en continu. Ce que je vois, j’ai envie de le dessiner, sans arrêt.

Anne Herbauts Je crois qu’on a un côté un peu espiègle, comme ça. Est-ce que ça vient de notre pays ? C’est un fonctionnement à nous. Depuis toute petite, j’ai l’impression que je transforme tout en images. En ce moment, j’ai cinq livres dans la tête ! J’aime bien ce que tu disais, que les livres tu ne les finissais jamais car il y a plein de choses. Bon, mais il arrive quand même un moment où il faut élaguer !

Après cette touche d’humour, les présents assistent à la projection du film Le verger qu’Anne Herbauts a réalisé en parallèle à son album L’idiot. « L’idiot se construit en rêve un verger, il plante ses arbres, il leur parle. Le film est une suite d’images, dessins accompagnés de sons et de textes lus. »

  

Institutrice à la retraite, passionnée de littérature depuis toujours et de littérature de jeunesse en particulier, à titre professionnel et à titre personnel, Martine Cortes est secrétaire de la section régionale du CRILJ Midi-Pyrénées depuis 2009. A ce titre, elle ne manque jamais, quand elle n’est pas partie embrasser sa famille en Sologne, d’assurer le compte-rendu des rencontres organisées par le CRILJ Midi Pyrénées et ses partenaires. Merci à elle pour nous avoir confié ce texte.

Sous d’étranges étoiles

 

   En 1937, en Roumanie, vit cette petite fille quelque peu impertinente. Elle est juive – mais ne le sait pas – et entend à la radio Hitler qui aboie ses ordres. Curieuse, elle se pose quelques graves questions : un pays peut-il mourir comme une personne ? Mais les adultes effrayés par ses interrogations n’osent lui répondre. Enfant généreuse, elle ne supporte pas les inégalités et partage ses goûters trop copieux avec les enfants pauvres et tondus. Un jour, elle voit sa mère pleurer : Paris est tombé ! Puis, sa région, la Bucovine, devient russe. La famille n’a plus de domestique et l’institutrice apprend des chansons soviétiques à ses élèves afin qu’ils connaissent des bribes de la langue russe. Puis les nazis envahissent l’Union Soviétique. Alors, dans sa ville, la Wehrmacht défile et les lois anti-juives entrent en vigueur. On instaure un ghetto. Étoile jaune, interdiction d’école pour les enfants juifs, arrestations et départs en wagons à bestiaux. Les adultes veulent mettre les enfants à l’abri,mais la jeune Béatrice espionne et devine tout. Heureusement ses parents et elle réussissent à fuir. Après un dur et éprouvant voyage, ils arrivent en Palestine.

    Là, Béatrice devient Brakha. Séparée de ses parents, à l’école de Ben Shemen, elle passe deux années merveilleuses qui la forment et lui ouvrent de nombreuses possibilités artistiques. Ce village de jeunesse a été pensé et est dirigé par le docteur Siegfried Lehman. Une création où l’on pratique le partage des tâches. Mais il y a aussi une bibliothèque, un petit musée, un ensemble musical, un théâtre… Les professeurs sont des intellectuels qui inventent les savoirs à transmettre. Par exemple les cours de botanique se pratiquent dans la forêt, et une artiste, Noémi Smilansky, encourage Béatrice à dessiner… Mais le père veut aller vers un monde neuf. Tous les trois partent en direction du Brésil, où Béatrice passera sa jeunesse.)

Sous d’étranges étoiles

    Je me souviens, il y a longtemps, mon fils est rentré de l’école me disant avec fierté :

– J’ai un excellent copain, il est merveilleux et plus vieux que moi, il s’appelle Josué Tanaka.

– Moi je connais sa mère, Béatrice Tanaka. Comme moi, elle fait des livres pour les enfants.

    Et quelques mois plus tard toutes les deux nous réalisions pour les Éditions La farandole : Contes d’étoiles et de la lune. J’écrivais les textes, Béatrice les illustrait. Puis nous inventions un album de poésies et de recettes vietnamiennes ; tous les droits allant à ce pays qui se battait avec courage.

    Au fil des années, nos enfants se perdirent de vue, grandirent et toutes deux nous nous retrouvâmes grand-mère. Un jour, dans une galerie, je revis mon amie Béatrice. Ce qui me frappa et que je n’avais nullement oublié, ce fut son rire. Chapelet de rires perlés, printaniers et joyeux. le rire, malice, de Béatrice. J’avais néanmoins suivi les albums dans lesquels elle contait le Brésil et illustrait de manière poétique ces histoires magiques.

    Mais, à propos de livres, je me suis penchée longuement sur son beau livre de souvenirs qu’elle vient de publier aux éditions Kanjil, intitulé Sous d’étrages étoiles. J’ai apprécié cette lecture dans laquelle de nombreux jeunes devraient se plonger.

Là je rejoins l’amie connue mais je la découvre aussi à travers son errance avec ses parents de Roumanie jusqu’au Brésil. J’ai eu grand plaisir à lire cette vie qui commence avant la guerre et va son chemin dans la même époque que moi.

    En 1937, en Roumanie vit cette petite fille quelque peu impertinente. Elle est juive – mais ne le sait pas – et entend à la radio Hitler qui aboie ses ordres. Curieuse, elle se pose quelques graves questions : un pays peut-il mourir comme une personne ? Mais les adultes effrayés par ses interrogations n’osent lui répondre. Enfant généreuse, elle ne supporte pas les inégalités et partage ses goûters trop copieux avec les enfants pauvres et tondus.

    Un jour, elle voit sa mère pleurer : Paris est tombé ! Puis, sa région, la Bucovine, devient russe. La famille n’a plus de domestique et l’institutrice apprend des chansons soviétiques à ses élèves afin qu’ils connaissent des bribes de la langue russe. Puis les nazis envahissent l’Union Soviétique. Alors, dans sa ville, la Wehrmacht défile et les lois anti-juives entrent en vigueur. On instaure un ghetto. Étoile jeune et interdiction d’école pour les enfants juifs. Suivent des arrestations et des départs en wagon à bestiaux. Les adultes veulent mettre les enfants à l’abri mais la jeune Béatrice espionne et devine tout. Heureusement ses parents et elle réussissent à fuir. Après un dur et éprouvant voyage, ils arrivent en Palestine.

    Là, Béatrice devient Brakna. Séparée de ses parents, à l’école de Ben Sheven, elle passe deux années merveilleuses qui la forment et lui ouvrent de nombreuses possibilités artistiques. Ce village de jeunesse a été pensé et est dirigé par le docteur Siegfrid Lehman. Une création où l’on pratique le partage des taches. Mais il y a aussi une bibliothèque, un petit musée, un ensemble musical, un théâtre. Les professeurs sont des intellectuels qui inventent les savoirs à transmettre. Par exemple les cours de botanique se pratiquent dans la forêt… Une artiste, Noémie apprend le dessin à Béatrice.

    Mais le père veut aller vers un monde neuf. Tous les trois partent en direction du Brésil où Béatrice passera sa jeunesse. Dans ce récit, elle décrit ses personnages aimés, ses tantes, son grand-père Opa. Pourquoi prendre les mésaventures avec gravité lorsqu’on peut encore en rire ? L’humour, souvent présent, ne contrarie en rien l’émotion intense de certaines scènes douloureuses.

    Sous d’étranges étoiles (Kanjil 2010), un livre rare, à l’écriture subtile, parfois cocasse. Un parcours de vie comme un voyage dans le temps et dans l’espace. Un enseignement aussi sur pays et événements que l’héroïne a vécus.

    Et générosité, espièglerie, force et finesse révèlent l’amie Béatrice au rire communicatif.

(texte initialement paru dans le numéro 226, février 2011, de Griffon)

 

Rolande Causse travaille dans l’édition depuis 1964. Elle anime, à partir de 1975, de nombreux ateliers de lecture et d’écriture et met en place, à Montreuil, en 1984, le premier Festival Enfants-Jeunes. Une très belle exposition Bébé bouquine, les autres aussi en 1985. Emissions de télévision, conférences et débats, formation permanente jalonnent également son parcours. Parmi ses ouvrages pour l’enfance et la jeunesse : Mère absente, fille tourmente (1983) Les enfants d’Izieu (1989), Le petit Marcel Proust (2005). Nombeux autres titres à propos de langue française et, pour les prescripteurs, plusieurs essais dont Le guide des meilleurs livres pour enfants (1994) et Qui lit petit lit toute sa vie (2005). Rolande Causse est au conseil d’administration du CRILJ.