In memoriam

 

Parfois, une mauvaise nouvelle. Un ami ou une amie avec qui nous aimions travailler ou dont nous ne manquions aucun livre, disparait. Lui rendre ici hommage est une manière de poursuivre l’histoire.

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Jacqueline Duhème l’imagière

Jacqueline Duhême, illustratrice beaucoup, écrivaine un peu, est décédée le 1ier mars 2024. Elle avait 96 ans. On n’entrera pas ici dans le détail des chaotiques jeunes années d’une enfant bâtarde née « sur le paillasson du Château de Versailles », selon l’expression forgée pour elle par Jacques Prévert, et bien peu aimée par sa mère. La petite fille dessine partout et à tout moment. À 4 ans, elle crayonne ce qu’elle imagine être la vie de sa boulangère. Celle-ci accepte, en échange de la feuille, de lui offrir un croissant. Au collège, Jacqueline Duhême décore ses copies de dessins dans un style naïf proche du Douanier Rousseau et des miniatures persanes. Ses enseignants ne lui en font pas reproche. Gagnante d’un concours d’affiches pour le Secours National, elle entre à 13 ans, avec dispense (et à la demande de l’établissement), aux Beaux-Arts de Clermont-Ferrand. En 1945, elle fait un court séjour, à Paris, dans l’atelier de l’affichiste Paul Colin. À 21 ans, présentée par Paul Éluard qu’elle a rencontré quelques années auparavant, elle devient, à Nice, assistante d’atelier et modèle pour Henri Matisse. « Je suis restée presque deux ans chez Matisse, pour la chapelle de Vence. […] J’avais beaucoup d’admiration pour lui, c’était un vieux monsieur fragile et malade mais toujours avec une volonté de fer. […] Il tenait compte de ce que je disais. […] De temps en temps je me faisais engueuler pour des riens. […] Et puis je dansais, il mettait de la musique et je dansais, il aimait beaucoup ça. » (entretien avec Aline Paillet pour France-Culture). « C’est le début d’un parcours construit au bonheur des rencontres, toujours guidé par un désir, qui deviendra une nécessité : dessiner. Amoureuse d’Éluard, elle connaîtra Aragon et Elsa Triolet, Albert Skira, Claude Roy, Man Ray. Plus tard, elle comptera Prévert parmi ses amis. Le poète la présentera à Hélène Lazareff, alors directrice du magazine Elle, qui l’engage en 1952 pour rejoindre son équipe. Elle y restera vingt ans. » (Annie Chénieux, journaliste). Grand reporter, Jacqueline Duhême innove en inventant, à l’occasion du voyage du couple Kennedy en France, en 1962, le reportage en dessins. Ce sera ensuite, en 1964, Charles de Gaulle en Amérique du Sud et le pape Paul VI en Terre sainte avec une image dépliante de quatre pages. Après son départ du magazine, elle se tourne vers l’art de la tapisserie et réactualise l’activité de peintre-cartonnier en basse-lisse. Plus de 100 m2 de cartons, entre 1967 et 1981, pour les tapisseries d’Aubusson. Son premier travail pour les enfants est l’illustration d’un texte de Claude Aveline, L’arbre Tic-Tac, publié par Raisons d’être, en 1951. C’est chez ce même éditeur, après une première publication dans le magazine Elle, que parait, en 1952, Grain-d’Aile de Paul Éluard. C’est l’histoire d’une petite fille amie des oiseaux qui, grâce à la complicité d’un écureuil, troque ses bras contre des ailes. Paraitront ensuite L’Opéra de la lune de Jacques Prévert (Guilde du livre, 1953) et Titsou les pouces verts de Maurice Druon (Éditions Mondiales Del Duca, 1957). En 1956, elle collabore avec Henri Gruel à l’adaptation en film d’animation de La rose et le radis, histoire d’amour inhabituelle qu’elle avait initialement publiée dans Elle. En 1959, à la demande de Maurice Girodias, elle illustre la version américaine de Zazie dans le métro de Raymond Queneau (Olympia Press, 1959). Au fil des ans, elle ajoutera des images aux mots de Miguel Angel Asturias, Jules Supervielle, Blaise Cendrars, Jean d’Ormesson, Vercors, Anne Philippe, Raymond Rener (Une toute petite fille, chez Syros, en 1992), Alain Serres, Joël Sadeler. Son ami Gilles Deleuze lui demandera d’illustrer L’Oiseau philosophie (Le Seuil, 1997), rencontre rare entre une imagière et un philosophe où le dessin apporte clarté et tendresse à trente-deux textes courts d’apparence difficile. Jacqueline Duhême travaillera aussi avec Élisabeth Badinter pour Le Voyage en Laponie de Monsieur de Maupertuis (Le Seuil Jeunesse, 2003) et pour Les Passions d’Emilie, Gallimard Jeunesse, 2006) et avec Robert Badinter pour Le Livre des droits de l’homme (Gallimard Jeunesse, 2005). Un total de près d’une centaine d’ouvrages, très majoritairement pour les jeunes lecteurs, y compris, chez Hachette Éducation, au début des années 1990, une série de recueils de textes et de documents pour l’école élémentaire, ouvrages que l’on peut toujours acheter, en neuf comme en occasion. Nombreux prix, nombreuses expositions dont Jacqueline Duhême, une vie en couleurs : de Matisse à Prévert, à la bibliothèque Forney, en 2019, et Il était une fois Jacqueline Duhême l’imagière, en 2022, à la Maison nationale des artistes de Nogent-sur-Marne, EHPAD dont l’illustratrice était, depuis 2020, l’une des résidentes. Jacqueline Duhême raconte, avec force détails, son parcours personnel et artistique dans Line et les autres (Gallimard, 1986), Passion couleurs : entretiens avec Florence Noiville (Gallimard Jeunesse/Seuil, 1998), Petite main chez Henri Matisse (Gallimard Jeunesse, 2009), Une vie en crobards (Gallimard, 2014) et Ami Paul : lettres à Paul Éluard – juin 1948-décembre 1949 (Gallimard, 2021). Jacqueline Duhême a été nommée au grade de commandeur dans l’ordre des Arts et des Lettres en janvier 2016. Il y a quelques jours, sur sa page Facebook, François Place a rendu un bel hommage à son amie : « Jacqueline s’en est allée, la grande Jacqueline Duhême qui avait si bien su garder au bout de ses pinceaux la fine pointe de l’enfance, l’espièglerie, la tendresse, l’amour indéfectible des animaux, la beauté des ciels étoilés et la profusion enchantée du monde végétal. […] Comme Chagall, elle aimait peindre des personnages en apesanteur. Sans doute a-t-elle rejoint tous ses amis, toutes ses amies, là-haut, dans le ciel de son enfance. Adieu chère Jacqueline, on te reverra toujours passer dans tes aquarelles tendres et malicieuses. »

par André Delobel –  mars 2024

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