Retour de salon

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Un salon du livre est-il une terre de mission ?

    Les cartons de livres et les rouleaux d’affiches sont à nouveau remplis, moins lourds qu’il y a quelques jours. Chacun est rentré chez soi. Il y a eu une jolie affluence, familiale et populaire. Les enfants ont beaucoup sollicité les lectrices de Livres Passerelle. Ils ont aussi fabriqué un passeport personnalisé grâce aux typographes des Milles univers. La file d’attente devant la caisse de la librairie balgentienne Le Chat qui dort fut conséquente pendant les trois jours. Mathilde Chèvre et Mo Abba ont, pour Le Port a jauni, éditons bilingues en français et en arabe, beaucoup montré, beaucoup expliqué. Ils ont beaucoup convaincu. Julia Chausson, quasi scotchée derrière ses albums de contes et de comptines, a généreusement dédicacé.

    Sur le stand du CRILJ, en plus de nos propositions et documents habituels, nous avions apporté, tirés en nombre, le texte de Quand les hommes vivront d’amour de Raymond Lévesque (récemment mis en images par Pierre Pratt) et un montage de couvertures de livres évoquant Maroussia. Chanson connue, paroles et musique, de près de 95 % des personnes avec lesquelles nous avons  échangé, 65 % – les plus âgées, surtout des dames – ayant lu le roman de P. J. Stahl.

    Dans les cinq autres communes de la Communauté de communes des Terres de Loire où l’association Val de lire avait, pour la première fois, décentralisé le salon – nous n’y étions pas –, le public a répondu inégalement présent. Gros succès à Ouzouer-le-Marché et Marie Lequenne, responsable de la Médiathèque intercommunale Simone Veil de Beauce la Romaine, en est toute heureuse. En un autre endroit, il semblerait que ce fut (trop) clairsemé. Le soleil qui invitait à la promenade en forêt ou sur les bords de Loire est-il le principal responsable de cette désaffection ?

(lundi 28 mars 2022)

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 Quelques jours avant la fête – photographie  : Andy Kraft

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Pour les enfants du monde

 

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Liberté et inspiration

 À l’occasion de la Journée internationale du livre pour enfants du 2 avril 2022 (Children’s international book day), l’écrivain amérindien Richard Van Camp adresse aux enfants du monde, sous l’égide de l’IBBY (Union internationale pour les livres de jeunesse), en quatre langues, un message dont vous trouverez ici la version française. L’affiche est signée Julie Flett, autrice et illustratrice Cri-Métis.

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Lire, c’est la liberté. Lire, c’est une inspiration.

Lire te laisse voir le monde de façon différente et t’invite dans des mondes que tu ne voudrais jamais quitter.

Lire permet à ton esprit de rêver.

Je crois que les livres sont des amis pour la vie.

Ton univers idéal grandit seulement lorsque tu lis.

Les histoires sont des ailes qui t’aident à planer chaque jour alors trouve les livres qui rejoignent ton âme, ton cœur et ton esprit.

Les histoires sont un remède. Elles guérissent.

Elles réconfortent. Elles inspirent. Elles enseignent.

Soyons reconnaissants aux conteurs, aux lecteurs et à ceux qui écoutent. Soyons reconnaissants aux livres.

Ils sont un remède pour un monde meilleur.

Mahsi cho. Merci beaucoup.

par Richard Van Camp

 

Né en 1971 dans les Territoires du Nord-Ouest canadien, Richard Van Camp est un Amérindien issu de la nation Dogrib. Écrivant depuis l’âge de 24 ans, il est l’auteur de vingt-six ouvrages, des romans, des recueils de nouvelles et de poèmes, des albums pour jeunes lecteurs. Juré, en 2014, pour le « NSK Neustadt Prize for Children’s Literature » (la lauréate étant Julie Flett), Richard Van Camp recevra, en 2015, le « R. Ross Arnett Award for Children’s Literature » pour Little You, illustré par Julie Flett (Orca Book Publishers), traduit en cinq langues dont le français sous le titre Tout petit toi et, en 2021, le « Burt Award for First Nations, Inuit and Métis Young Adult Literature » pour Moccasin Square Gardens (Douglas & McIntye). Autres titres : A man called Raven (Children’s Book Press, 1997) and What is the most beautiful thing you know about horses ? (Lee & Low, 2013), tous deux illustrés par George Littlechild, ainsi que Welcome song for baby : a lullaby for newborns (Orca Book Publishers, 2007), une berceuse illustrée de photographies. « J’ai souvent besoin d’une narration orale. […] Quand j’écoute un conteur ou quelqu’un qui partage avec moi une histoire, j’étudie comment il parle et comment il se tient, et quel est le ton de sa voix. Je peux parfois adopter leurs techniques et les mettre dans une histoire. » Richard Van Camp enseigne la création littéraire autochtone, à Vancouver, à l’Université de Colombie-Britannique ainsi qu’à l’Institut Emily Carr de Vancouver. Il travaille bénévolement, dans le cadre du Musqueaum Youth Project, avec des adolescents issus de la Première Nation Musqueam, les aidant notamment à s’insérer dans la société canadienne et dans le monde du travail. Son roman Les délaissés a été publié en 2003, chez Gaia, dans une traduction de Nathalie Mège.   (A.D.)

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Née à Toronto, Julie Flett est une autrice et illustratrice d’origine Cri-Métis. Elle a étudié à l’Université Concordia et à l’Institut d’art et de design Emily Carr de Vancouver. S’impliquant dans la défense des droits des femmes du Downtown East Side de Vancouver, elle travaille un temps pour le Positive Women’s Network. Ses écrits et ses illustrations sont principalement centrés sur les peuples autochtones, en particulier sur les enfants cris et métis. Dès son premier album, The Moccasins, écrit par Earl Einarson (Theytus Books, 2004), Julie Flett insère dans ses images des collages numériques, technique qu’elle utilisera fréquemment, en plus de l’aquarelle et du collage de motifs textiles. Julie Flett est lauréate 2017 du « Prix littéraire du Gouverneur général pour la littérature de jeunesse » pour When We Were Alone de David A. Robertson (Portage & Main Press, 2016) et elle a reçu, en 2019, une mention d’honneur aux « Bologna Ragazzi Awards » pour le même titre. Son album Birdsong (Greystone Books, 2020) est honoré, en 2020, par le prestigieux « Prix TD de littérature canadienne pour l’enfance et la jeunesse ». Nommée, la même année, finaliste du « Prix littéraire du Gouverneur général pour la littérature de jeunesse », l’illustratrice verra également son ouvrage sélectionné comme meilleur livre d’images par Kirkus Reviews, Publishers Week, Scholl Library Journal, The Horn Book. Douze des livres illustrés par Julie Flett (dont Little You de Richard Van Camp) figurent dans les éditions 2019 et 2021 de l’ « Indigenous Picture Book Collection », une recension qu’IBBY Canada tient à jour depuis 35 ans. « Une grande partie de mon travail est liée à la terre et aux relations avec la terre des uns et des autres. Je pense que cela apparait organiquement dans mes albums. Plus je travaille, plus je suis amoureuse du paysage qui m’entoure. C’est lui qui nourrit ma palettes de couleurs. » Plusieurs albums de Julie Flett sont publiés en traduction française, dont Mon amie Agnès (2020) et Tout le monde joue (2021) aux éditions québécoises La Pastèque.   (A.D.)

 

 

 

 

André François toujours

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    « Tous les clowns sont musiciens. Mais l’Auguste a l’art de faire son de tout bois. Après quelques essais pétaradants qui laissent croire à son incompétence, il tire de la clarinette et du tuba, d’un violon auquel pourtant manquent deux cordes, du bandonéon surtout qu’il manie avec grâce et délicatesse, de tous ces instruments et d’autres qu’il ne cesse d’inventer comme le balai-contrebasse ou la marmite-à-percussion, il tire de délicates mélodies que le Clown blanc accompagne avec distinction et condescendance.

    Il y a cette pluralité d’éléments dans l’art d’André François. De l’huile à l’aquarelle, du fusain au pastel, de l’encre à la craie et au crayon, du vélin au kraft, du calque au canson, tous les classiques sont là, utilisés chacun pour sa vertu (sans idée préconçue, l’instinct préconisant l’emploi). Mais ils voisinent et parfois cohabitent avec des intrus. Un morceau de chiffon, un bois flotté, un éclat de miroir, un bout de papier peint, un vieux cadran d’horloge, un papillon mort – toutes ces petites choses de la vie – viennent nier l’ordre établi, bousculer les conventions, donner sa place au hasard et faire la grimace aux usages.                                             

    Quand il veut pousser la note trop haut, l’Auguste monte sur un tabouret. Et la note, en effet, va plus haut. Un objet trouvé, un caillou, une coquille d’escargot aident André François à pousser plus haut l’imagination. C’est Dubuffet qui dit que l’art ne couche pas dans le lit qu’on a fait pour lui. Avec André François, il n’y a pas de risque, il dort à la belle étoile. Parfois c’est une étoile de mer. »

    J’aime et j’admire beaucoup ce texte de Robert Delpire, particulièrement inspiré lorsqu’il évoque l’art de son très cher ami André François. Il y énumère avec brio toutes les techniques que ce génie a mises au service de sa fertile imagination. Mais, curieusement, il ne parle pas du tout de sa maîtrise des arts de l’estampe. Or, ce peintre, sculpteur, plasticien, décorateur de théâtre, illustrateur et dessinateur s’est aussi adonné abondamment à divers types de tirages et a travaillé avec de prestigieux ateliers d’impression, pratiquant, tout au long de sa vie, la taille-douce (gravure du métal en creux), la lithographie (tracé exécuté à l’encre sur une pierre calcaire) ou la sérigraphie (impression utilisant du tissu comme matrice). C’est à ce pan négligé de sa création que le Centre André François consacre sa dernière  exposition, la neuvième dédiée à son charismatique parrain. On y retrouve son trait inimitable, son art de la couleur, et toutes ses sources d’inspiration, toutes ses intimes obsessions, son amour du cirque et du cinéma, sa fascination pour la mer et ses côtes, sa propension à l’érotisme, ses dons immenses de dessinateur animalier, la fantaisie parfois grotesque de ses portraits et autoportraits, sa culture littéraire et mythologique, son anticonformisme jubilatoire…

    D’autre part, cet inventaire de ses estampes nous permet d’évoquer la richesse de métiers et la qualité d’artisans d’art dont l’expertise est, pour certains, en voie d’extinction et dont le matériel, au mieux, entre au musée. André François a travaillé en toute connivence avec des maîtres renommés comme  Georges Visat puis Maurice Felt pour la taille-douce, Fernand Mourlot pour la lithographie et Michel Caza pour la sérigraphie, nouant avec eux des liens de confiance et d’amitié. Des infographies furent réalisées à titre posthume par Vincent Pachès.

    En outre, ces œuvres multipliées ont pu rendre plus accessibles des images d’une rare qualité esthétique, et infiniment chargées d’émotion dont certaines sont inconnues du public, même averti. Alors que l’incendie de son atelier a tragiquement détruit une grande partie de son œuvre, on peut encore retrouver, au hasard des enchères ou des galeries, l’une ou l’autre de ces précieuses planches. Même si les expositions de Yannick Minous, gendre de Georges Visat, l’inventaire exhaustif de Michel Caza et mes entretiens avec Maurice Felt et Vincent Pachès nous furent fort utiles, comme de nombreux documents furent brûlés, l’identification des œuvres fut parfois difficile et certaines légendes restent incomplètes. Nonobstant, c’est un rare privilège d’avoir pu les réunir au Centre André François.

par Janine Kotwica – février 2022

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.Agrégée de lettres modernes, professeur en collège, lycée, Ecole Normale et IUFM où elle enseigna jusqu’en 2002 la didactique du Français et la littérature de jeunesse, chargée de cours à l’université de Picardie (Licence des Métiers du livre) de 2005 à 2009, Janine Kotwica écrit, voyage, expose : articles nombreux dans La Revue des Livres pour Enfants, Griffon, Parole, Ricochet,  Papiers nickelés, etc ; conférences et stages de formation à Abidjan, Cotonou, Bamako, Tunis, Marrakech, Agadir, Bucarest, Timisoara, Cluj-Napoca et, récemment, dans onze villes américaines ; organisatrice de rencontres, de salons du livre et commissaire d’expositions d’illustrations, Janine Kotwica est, en 2010, à l’origine de la création du Centre régional de ressources sur l’album et l’illustration André François de Margny-lès-Compiègne (Oise) dont elle a assuré les fonctions de directrice artistique jusqu’à son brusque départ en septembre 2014. Parmi les quatorze expositions présentées, toutes accompagnées de catalogues, cinq furent consacrées à André François, une aux artistes lituaniens, et les autres, en totale complicité avec les illustrateurs invités, à Stasys Eidrigevicius, Alain Gauthier, Louis Joos, Gilles Bachelet, Emmanuelle Houdart, Jean-Charles Sarrazin et Sacha Poliakova.

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Exposition ouverte au Centre André François, 70 rue Aimé Dennel à Margny-lès-Compiègne, dans l’Oise, jusqu’au samedi 16 avril 2022 inclus.

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Et que revienne la paix

 

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Ukraine : la solidarité en actes

Merci à Alain Serres, directeur des éditions Rue du monde, pour son autorisation de mise en ligne. Nous nous sommes permis un titre.                            

     Parce que nos collections sont largement ouvertes sur le monde, nous avons publié des livres venant de Russie ou d’Ukraine et, en particulier, les cinq livres du talentueux duo de jeunes talents ukrainiens Romana  Romanyshin et Andriy  Lesiv, très connu dans leur pays, honoré par trois distinctions à la Foire de Bologne du livre jeunesse.

    Nous sommes en contact avec tous ces amis. Nos posts sur les réseaux sociaux apportant de leurs nouvelles sont suivis par des dizaines de milliers de personnes.

    Ainsi, notre dernier message Facebook au sujet de Romana et Andriy a touché plus de 800 000 personnes, 7000 d’entre elles ont liké les propos émouvants et la photo des deux artistes, La guerre qui a changé Rondo en mains. Leur album date de 2015, mais il est très fort à partager aujourd’hui avec les enfants, en particulier pour ses valeurs de résistance et l’espoir qu’il offre aux jeunes lecteurs.

    Afin de répondre à la demande des enseignants, parents et bibliothécaires, qui cherchent des outils pour poser des mots sur cette effroyable guerre avec les enfants, Rue du monde a décidé de remettre en place en librairie ce livre si pertinent. Notre politique de sauvegarde des stocks, que nous menons de puis 25 ans avec le soutien de notre diffuseur-distributeur Harmonia Mundi, nous permet de remettre en circulation 1500 exemplaires de cet album, dès ce lundi 7 mars.

    J’ai souhaité que ce geste s’accompagne d’une action solidaire : nous reverserons 1 euro par livre vendu au compte Urgence solidarité Ukraine du Secours populaire français, en commençant, par un versement de 1000 euros, effectué la semaine dernière parce que l’urgence, c’est maintenant.

    De l’autre côté de la frontière ukrainienne aussi, l’émotion est grande. Nos amis russes, avec lesquels nous avons notamment publié Le Transsibérien, il y a trois mois, nous informent qu’un courageux appel pour que cesse immédiatement cette guerre a été signé par plus de 10 000 illustrateurs, graphistes et professionnels de l’image.

   Nous appelons à ce que, parallèlement aux sanctions économiques justement infligées à l’État russe, les professionnels européens de la culture agissent pour que soient maintenus des liens solidaires avec tous ces acteurs de la culture qui portent les émotions, les rêves de paix et l’identité du peuple russe, au risque d’être privés de leur propre liberté.

par Alain Serres – dimanche 6 mars 2022

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Romana Romanyshin et Andriy Lesiv envoient de leurs nouvelles

     « Nous sommes relativement en « sécurité ». Nous avons décidé de déménager de Lviv à la maison des parents d’Andriy, dans la région de Karpaty (dans le sud-ouest du pays). Sécurité, signifie que, pour l’instant, il n’y a ni chars ni combats dans nos rues, mais nous entendons régulièrement des sirènes de raids aériens et nous devons nous rendre à l’abri anti-bombardement.

    Nous ressentons toute la gamme des sentiments – peur, chagrin, horreur, colère, fierté, détermination, confusion qui se transforme en calme.

    Nous ressentons de la peur pour notre famille, du chagrin pour les Ukrainiens tués, nous ressentons de l’horreur envoyant nos villes brûlées, de la colère et de la haine envers les envahisseurs, de la détermination à les battre, de la fierté pour notre pays. Nos pensées confuses sur l’avenir s’apaisent lorsque nous voyons nos courageuses Forces armées ukrainiennes.

    La seule chose que nous ne ressentons pas, c’est la solitude. Tous les Ukrainiens sont tellement unis, nous ne faisons qu’un. Chacun fait ce qu’il peut pour aider à sauver notre peuple, notre Ukraine. Et nous ressentons le soutien de nos amis du monde entier. »

    Cinq livres de Romana Romanyshyn et Andriy Lesiv sont publiés, en français, chez Rue du monde, dont trois ont été primés à la Foire de Bologne : Maïa qui aimait les chiffres ; Dans mes oreilles, j’entends le monde ainsi que La guerre qui a changé Rondo, album écrit après la guerre de 2014. Dernière parution en 2021 : D’ici jusqu’à là-bas.

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Une voix venue de Moscou

     Une jeune collègue travaillant dans l’édition en Russie a fait parvenir à Rue du monde un message fort et courageux.  Quelques extraits :

    « Sachez que vos partenaires russes – éditeurs, auteurs, artistes, traducteurs, éditeurs – sont toujours les mêmes, ceux-là qui ont fait de leur mieux pour construire des ponts culturels et partager des valeurs humaines avec vous.

     Notre manière à nous de lutter contre la terrible réalité d’aujourd’hui est de poursuivre notre travail, de partager encore et encore des idées d’humanité, la force des mots et celle de l’art.

    Sincèrement, je ne sais pas comment nous y parviendrons ; tout est trop sombre aujourd’hui. Mais nous continuerons à travailler, à lutter pour la vérité et la liberté.

    Toutes mes pensées vont au peuple ukrainien. Nous ne sommes pas des ennemis ! Et, quels que soient les événements actuels, telle est la vérité. »

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Avoir la mauvaise partie

 

Quand les hommes vivront d’amour :

    de Raymond Lévesque à Pierre Pratt     

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Quand Raymond Lévesque, à 26 ans, décide de venir tenter sa chance en France, il a déjà, au Québec, une petite notoriété. Radio-Canada avait, dès 1946, accueilli ses premières chansons et la société avait occasionnellement fait appel à lui, comme comédien, dans plusieurs de ses « radioromans ». En 1948, Raymond Lévesque avait remporté le concours Les talents de chez nous et, de 1949 à 1951, sur Radio-Canada, il animera, avec Serge Deyglun et Jeanne Maubourg, l’émission Grand-maman Marie. En 1949, Fernand Robidoux, interprète à succès, avait enregistré pour le compte de la compagnie London – car sa maison de disques habituelle, RCA Victor, n’autorisait pas l’enregistrement de chansons québécoises – vingt-deux titres originaux d’auteurs-compositeurs de la Belle Province dont quatre signés Raymond Lévesque. Succès limité. En 1952 et 1953, le tout nouveau service de télévision que Radio-Canada a créé en direction des Québécois confie à Colette Bonheur, Juliette Béliveau et Raymond Lévesque la présentation de son émission de variétés Mes jeunes années. En 1953, le dramaturge Marcel Dubé offrira à Raymond Lévesque le rôle de Moineau, adolescent peu futé, lors de la création de Zone, sa seconde pièce. Le chanteur, à nouveau comédien, reçoit un prix d’interprétation.

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    Raymond Lévesque arrive à Paris en 1954 et il y restera un peu plus de quatre ans. La vie n’est pas facile, mais le Québécois a des amis, chanteurs comme lui pour la plupart, et le moral est bon. « On était pauvre, mais heureux. » Passages, plus ou moins réguliers, dans des cabarets rive gauche et rive droite : à la Rose rouge, à l’Écluse, au Port du Salut, au Caveau de la Bolée, à La Colombe, au Lapin Agile, à La Tomate, Chez Patachou. Quand les derniers clients sont partis, autour d’une bouteille, plus souvent de plusieurs, on lit les journaux et on discute des « événements » d’Algérie, des ratonnades et des manifestations de rappelés. Lors d’un de ces échanges, Raymond Lévesque écrit sur son paquet de Gitanes : « Lorsque les hommes vivront d’amour… » Le lendemain, il poursuit son idée et, en quelques heures, il écrit Quand les hommes vivront d’amour, texte et musique tout ensemble, comme il en a l’habitude. Dans les semaines suivantes, Raymond Lévesque insiste auprès d’Eddie Constantine pour qu’il ajoute sa nouvelle composition à son répertoire. Convaincu, son ami américain adopte la chanson et l’enregistre dès 1956. Raymond Lévesque l’enregistrera l’année suivante, chez Barclay, ainsi que Jacqueline Nero, Cora Vaucaire et, à deux voix, Marc et André.

   De retour au Québec, Raymond Lévesque apporte un soutien actif aux réalisateurs de télévision grévistes pendant 68 jours. Il fonde le collectif Les bozos avec les « chansonniers » Hervé Brousseau, Jean-Pierre Ferland et Claude Léveillée, le pianiste André Gagnon et la chanteuse et monologuiste Clémence Desrochers. Au cœur de Montréal, la modeste salle du premier étage du restaurant Le Lutèce qu’en mai 1959 le groupe va investir pour quelques mois peut être considérée comme un avant-goût des boites à chansons qui vont bientôt, de Perce à Val-David, du Lac-Saint-Jean à la Côte-Nord, couvrir la province. Puis, ce sera la Révolution tranquille et les luttes pour l’indépendance du Québec, mais c’est une autre histoire.

   Quand les hommes vivront d’amour est une chanson humaniste et fraternelle. Pas très longue, elle déroule, au fil de ses sept strophes, la (triste) certitude que la paix est illusoire. De surcroit, « dans la grande chaîne de la vie, pour qu’il y ait un meilleur temps, il faut toujours quelques perdants ». Ce sont là paroles désabusées et même si, un jour, les soldats devenaient troubadours, nous aurons eu, nous qui écoutons la chanson, la « mauvaise partie ». Plus radicalement encore, nous ne verrions pas cette métamorphose puisque « nous serons morts, mon frère ». Pacifiste, le texte de Raymond Lévesque l’est assurément, mais le registre est celui du regret, pas celui de l’espoir. À peine le parolier envisage-t-il un monde meilleur (un monde en paix, un monde sans misère) que la perspective est renvoyée vers un avenir inaccessible – « quand les hommes vivront d’amour ».

   Les 45 tours parisiens étaient passés quasi inaperçus au Québec et, en dépit des boites à chansons, d’un peu de radio et d’un peu de télévision, malgré deux nouveaux enregistrements par Raymond Lévesque lui-même, en 1962 et en 1972, la chanson ne marque pas particulièrement les esprits. Il faudra sa reprise, initialement non prévue, devant 120 000 spectateurs rassemblés le 13 août 1974, à Québec, sur les plaines d’Abraham, en rappel du concert d’ouverture de la Superfrancofête (autre nom du Festival international de la jeunesse francophone), par Félix Leclerc, Gilles Vigneault et Robert Charlebois, pour que Quand les hommes vivrons d’amour devienne, en quelques  années – le producteur Guy Latraverse publiant, dès 1974, l’enregistrement intégral du concert ainsi qu’un opportun single en 1975 – la chanson préférée des Québécois.

     Au cours des décennies qui suivent, Quand les hommes vivrons d’amour est, au Québec, enregistrée par de nombreux artistes : Michel Louvain, le groupe rock Offenbach, Nathalie Simard, Marie-Denise Pelletier, Luce Dufaux, Fabienne Thibeault, Marie-Élaine Thibert, Bruno Pelletier, Richard Séguin, Daniel Lavoie, Marie-Jo Thério, Isabelle Roy, Mélanie Renaud et plusieurs autres. Pour la France, ajoutons Nicole Croisille, Enrico Macias, Catherine Ribeiro, Les Enfoirés, Hervé Vilard, Gilles Dreu, Rika Zaraï. En 2016, Renaud choisit la chanson comme bonus de son disque dernier paru et, malgré le soutien vocal de David McNeil et de Robert Charlebois, il est à la peine pour ne pas l’écorcher. En 1986, Philip Glass, compositeur américain, en avait écrit une étonnante adaptation pour chœur mixte.

     Pour inaugurer sa collection « Les grandes voix », les Éditions Les 400 coups ont souhaité que soit mis en images Quand les hommes vivront d’amour. Choix judicieux, justifié par la popularité de la chanson, mais à priori risqué car il va s’agir ici d’évoquer plus que de raconter. Le texte de Raymond Lévesque n’est pas narratif et les va-et-vient  que s’autorise le parolier ne vont-ils pas être gâchés par une figuration trop explicite ? En choisissant Pierre Pratt, illustrateur aguerri, le défi sera-t-il relevé ?

    Constatation initiale : Pierre Pratt a choisi de suivre la chanson ligne à ligne, une double page pour chacun des vers, sans exception. Et, pour chaque illustration, une situation spécifique, tenant debout toute seule, sans lien avec celle de la double-page précédente ou de la double-page suivante. Cette confiance en l’image, qui impose au texte de se faire discret, donne priorité aux amples paysages mais n’oblige pas la palette à se faire éclatante. Si le vert, celui d’une campagne paisible, domine, d’autres couleurs sont également convoquées, Pierre Pratt n’en n’associant spécifiquement aucune à l’évocation de la misère ou à la promesse du bonheur. Quand des personnages apparaissent, ils sont, sauf de rares fois, de petite taille, à peine moins perdus dans le monde en paix (la majorité des pages) que dans le monde en guerre.

   Si la chanson, dans sa version originale, n’atteint pas trois minutes, il faudra plus longtemps pour apprécier l’album. Feuilleter rapidement laisserait sur notre fin. Il faut s’attarder sur chaque double-page. Et, soyons juste, si certains tableaux parlent d’évidence, d’autres demanderont aux lecteurs un travail d’élucidation, quand quelques-uns leur resteront, peut-être, mystérieux.

     La dernière double-page illustre la cinquième apparition de la phrase leitmotiv « Mais nous serons morts, mon frère ». Les quatre premières fois, les images proposaient des espaces remplies d’éléments à décrypter et l’énigme pouvait être résistante. Pour clore l’album, Pierre Pratt a, cette fois, peint un tableau dépourvu de secret, nous donnant à voir, sans équivoque, une terre devenue inhabitable.

     Constatation ultime : dans l’enthousiasme d’un rassemblement populaire mémorable, Quand les hommes vivront d’amour devint, pour beaucoup, une chanson optimiste. Si, lors du fabuleux concert d’août 1974, son interprétation par Félix Leclerc, Gilles Vigneault et Robert Charlebois a joué avec maestria son rôle de ciment d’amitié, celui-ci n’émane que secondairement du texte même. Pierre Pratt, en revenant scrupuleusement aux mots, échappe au contre-sens. C’est une juste politesse quand, dans un album d’une belle élégance, un éditeur ramène à nous – qui ne sommes pas (encore) morts – la parole, bienveillante mais réaliste, d’un auteur-compositeur-interprète qui n’aura pas marqué que la chanson québécoise.

André Delobel – février 2022.

 

. Quand les hommes vivront d’amour par Raymond Lévesque et Pierre Pratt, Éditions Les 400 coups, 2022, 72 pages, 18,00 euros ; introduction : Sylvain Ménard, postface : Marie-Christine Bernard ; pour adolescents et au-delà.          

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Né à Montréal en 1962, Pierre Pratt, après des études en design graphique au Collège Ahuntsic de 1979 à 1982, commence à travailler en publiant des bandes dessinée dans les magazines Titanic et Croc. Depuis 1990, il illustre (et écrit parfois) des livres pour la jeunesse. Son travail est publié au Canada, en France, aux États-Unis, en Angleterre, en Suisse, en Espagne, au Portugal et sa signature se retrouve sur plus d’une centaine de livres, des albums pour tout-petits jusqu’aux romans pour adolescents. Parmi ceux-ci : Marcel et André (Le Sourire qui mord, 1994), Beaux dimanches (Le Seuil, 1996), Mon chien est un éléphant, avec Rémy Simard (Casterman, 2003), l’abécédaire Le Jour où Zoé zozota (Les 400 Coups, 2005), Mes petites fesses, avec Jacques Godbout (Les 400 coups, 2010), Bonne nuit, avec Antonin Louchard (Thierry Magnier, 2014), les séries « Klonk » (Québec Amérique) et « David » (Dominique et Compagnie). En 2007, pour l’exposition Le Petit Chaperon rouge à pas de loup de l’Espace Jeunes de la Grande Bibliothèque de Montréal, Pierre Pratt réalise les deux affiches de la manifestation et en conçoit la scénographie. Très nombreux prix dont trois fois celui du Gouverneur Général du Canada, une Pomme d’Or et une Plaque d’Or à Bratislava, un Totem au Salon de Montreuil, un Prix Unicef à Bologne, le prix Elizabeth Cleaver de l’IBBY, le prix du livre M. Christie, celui du Salon de Trois-Rivières, un Honor Book du Boston Globe Horn Book Awards. Finaliste, pour le Canada, au Prix Hans-Christian-Andersen en 2008 et en 2016. Pierre Pratt a exposé à Bologne, Tokyo, New York, Londres et au Portugal. Quand il peint et dessine, l’illustrateur dit penser à l’enfant qu’il était et qui se laissait aspirer par les images. « Les images chez moi précèdent tout le reste. J’en ai plein qui attendent leur livre. […] Avec l’âge, je deviens de plus en plus exigeant et, malgré cela, je fais tout pour ne pas perdre ma spontanéité. Je mets donc beaucoup plus de temps à produire un livre. J’essaie surtout de ne pas m’ennuyer, de ne pas devenir blasé. »

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On peut écouter la chanson interprétée en 1957 par Raymond Lévesque et c’est ici :

https://www.youtube.com/watch?v=TXV1GMEXkiA

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Vous avez dit vidéo ?

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    Responsable des captations vidéo des interventions des deux journées du colloque du CRILJ Habiter dans la littérature pour la jeunesse des vendredi 15 et samedi 16 octobre 2021 ainsi que de leur mise en ligne ici, sur la chaine You Tube de l’association, Antoine de Ducla aime à s’investir dans la création de reportages vidéos à caractère pédagogique ou promotionnel. Passionné de cinéma depuis l’enfance, il rêvait, comme Buster Keaton, de passer de l’autre côté de l’écran et que la fiction s’accorde à la vie. Il a obtenu un master didactique de l’image à Paris III et il fut stagiaire comme assistant de programmation jeune public à la Cinémathèque française. Il a été plusieurs fois assistant régisseur ou régisseur général.

    Il a réalisé, en 2021, pour les enfants de Ris-Orangis et de Corbeil-Essonnes, en partenariat avec la DRAC Île-de-France et Grand Paris Sud, un reportage sur les ateliers autour des métiers du cinéma initiés par le collectif indépendant Parakosm qui regroupe des professionnel·le·s et des passionné·e·s de l’audiovisuel, principalement de fiction.

    La même année, il est sélectionné par Talents en Courts Nouvelle-Aquitaine, dispositif d’aide pour les jeunes talents du territoire, pour Havre, un projet de court-métrage : « Naviguant depuis des mois à bord d’un cargo, un jeune ouvrier mécanicien ghanéen apprend que sa compagne n’attendra plus son retour au pays. Étant le seul de son origine au sein d’un équipage multiethnique et masculin, il ne sait comment faire face à la solitude et au désespoir qui l’accablent de plus en plus. Un soir, lors d’une escale dans un port de commerce européen, il entreprend un voyage au bout de la nuit à la recherche d’une âme qui parlerait sa langue maternelle pour qu’il puisse se décharger de ce qui lui pèse au plus profond de son être. »

     Antoine de Ducla est l’un des collaborateurs du site Benshi qui accompagne parents et enfants de 2 à 11 ans dans leur découverte du cinéma en famille. Il travaille également, depuis plusieurs années, comme animateur de cinéma et de théâtre.

    Les visiteurs de ce site qui souhaiteraient le rencontrer ou faire appel à ses services le contacteront à cette adresse.

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Puisque l’art est essentiel

 

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S’ouvrir eu monde ou le deviner … Et puis rêver, imaginer, grandir, s’épanouir.

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La création pour l’enfance et la jeunesse est foisonnante, inventive, riche de la diversité de ses formes et de ses expressions. Elle est porteuse d’un espoir et d’un projet de société. C’est ce qu’entend promouvoir Scènes d’enfance–ASSITEJ France. L’association professionnelle s’est constituée au lendemain de la Belle saison avec l’enfance et la jeunesse pour rassembler toutes les forces de ce secteur, accompagner les dynamiques coopératives en région comme à l’étranger et défendre les intérêts de la profession. Elle entend contribuer à la définition de politiques culturelles imaginatives et structurantes en faveur de l’enfance et de la jeunesse, en dialogue avec les collectivités publiques. Elle impulse dès à présent un nouvel élan au service de cette création et de ceux qui l’animent. Le conseil d’administration de Scènes d’enfance–ASSITEJ France a récemment rédigé le texte d’actualité qui suit.

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    Artistes, responsables de structures culturelles, médiateurs et médiatrices, chargé.e.s de production, d’administration ou de diffusion, salarié.e.s d’organismes divers… nous consacrons l’essentiel de notre activité à la création jeune public et ses corollaires. L’enfance et la jeunesse sont au centre de nos préoccupations et nous rassemblent. Nous œuvrons à l’épanouissement et à l’émancipation des plus jeunes par l’art, sa découverte, sa fréquentation, sa pratique.

    Aujourd’hui, après bientôt deux années de crise sanitaire dans le monde et dans notre pays, nous sommes inquiet.e.s pour les enfants et les adolescent.e.s. Depuis deux ans, même s’iels sont peu gravement touché.e.s par la Covid-19, les plus jeunes souffrent, endurant les restrictions, consignes sanitaires et mesures d’isolement à des âges qui doivent être avant tout ceux de la sociabilité, du jeu, de la découverte et l’insouciance.

    Le port du masque et les mesures de distanciation, sans doute nécessaires, ne sont pas sans incidence sur les apprentissages, la convivialité et les relations sociales, tout trois si cruciaux. De nombreux médecins, psychologues et autres spécialistes de la santé mentale ou de l’enfance relatent régulièrement les répercussions psychiques de la crise sanitaire et s’inquiètent de celles que l’on ne mesure pas encore.

    Nous-mêmes portons une inquiétude similaire et mesurons l’état de déprime ou d’anxiété que la pandémie et les défis environnementaux créent chez les plus jeunes. Nous avons beaucoup travaillé à nous adresser à elles et eux malgré les confinements et selon les réglementations sanitaires, à les nourrir d’émotions, de poésie, de beauté, d’évasion, d’échappatoires aussi… Par-là, nos lieux et nos équipes ont continué aussi à lutter contre la malnutrition culturelle, dénoncée par Sophie Marinopoulos dans son rapport sur l’éveil culturel et artistique, et qui demande une mobilisation constante.

    Aussi, aujourd’hui réuni.e.s au sein du conseil d’administration de l’association Scènes d’enfance– ASSITEJ France, nous voulons dire notre inquiétude et nos incompréhensions.

    Pourquoi prôner le report des sorties scolaires dans des lieux culturels qui ont fait la preuve qu’ils ne sont pas des lieux de sur-contamination, quand les plus jeunes ont tant besoin de partager des expériences sensibles ? Pourquoi leur imposer un passe qui prive les plus fragiles d’entre elles et eux de pratiques artistiques ou culturelles qui permettent de dépasser un quotidien étouffant et anxiogène ?

    Nous affirmons que les savoirs dits fondamentaux ne sont pas les seuls à nourrir les enfants et à leur permettre de devenir des individus épanouis et des citoyens avertis. L’exercice de leurs droits culturels est primordial et la fréquentation de nos lieux et de nos propositions participent pleinement de celui-ci.

    Il est temps de mettre l’enfance et la jeunesse au cœur de notre société, y compris dans la gestion de la crise sanitaire. Il est temps de reconnaître que l’art est essentiel, en ce que l’être humain ne s’accomplit pleinement que s’iel cultive son esprit, sa sensibilité, l’ouverture sur le monde les échanges et les rencontres.

   Nous souhaitons donc une prompte affirmation de ces principes et leur vraie mise en œuvre, afin que l’enfance et la jeunesse, comme l’art et la culture trouvent enfin leur place dans l’élaboration de la société de demain. Nous invitons responsables politiques, administratifs ou associatifs, enseignant.e.s, éducateur.rice.s, parents, citoyen.ne.s… à nous rejoindre dans cette interpellation et cette mobilisation.

( Le conseil d’administration de Scènes d’enfance – ASSITEJ France – février 2022 )

.http://www.scenesdenfance-assitej.fr

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Merci à Scènes d’enfance – ASSITEJ France pour ce partage.

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Une recherche-action à l’école maternelle

 

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Durant six années, Nathalie Virnot, lectrice et formatrice pour l’association A.C.C.E.S (Actions Culturelles Contre les Exclusions et les Ségrégations), a lu des albums aux enfants de toute-petite et petite section de deux écoles maternelles de Savigny-sur-Orge (Essonne). Enseignants, ATSEM, professionnels du RASED, bibliothécaires et, surtout, parents participaient à ces temps de lecture mensuels. Cette recherche-action s’appuie sur la collecte de données recueillies lors de ces séances de lecture auprès des enfants et des adultes. Grâce au dispositif proposé de lecture individuelle, l’on découvre que les enfants issus de familles où le livre et la lecture sont peu ou pas présents s’approprient très rapidement les albums et leur contenu. Entrant en toute liberté dans la lecture de textes de qualité, ces très jeunes enfants y naviguent avec une aisance et un plaisir manifestes qui rayonnent sur l’ensemble des adultes présents.

Le contexte

     Appelée en renfort par la Ville de Savigny, l’association A.C.C.E.S (Actions Culturelles Contre les Exclusions et les Ségrégations) monte un projet de lecture dans les classes de petite section (puis de toute-petite section) d’un quartier en grande difficulté. Nous mobilisons la bibliothèque et différents partenaires pour proposer des séances de lecture mensuelles avec la participation des parents.

    Il s’agit de « lecture individuelle », c’est-à-dire d’une lecture adressée à un enfant au sein d’un groupe. C’est lui qui choisit l’album qu’il a envie d’écouter et l’adulte qui le lui lira. Il est libre de ses mouvements, libre de jouer en écoutant, libre de ses commentaires et de ses interprétations. L’adulte lecteur est auprès de l’enfant et s’ajuste à lui, à son rythme, tout en observant ses mouvements en relation avec les albums. Autour d’eux, un grand nombre d’enfants -deux classes- et d’adultes dispersés dans la salle.

    De 2011 à 2017, enseignants, ATSEM, professionnels du RASED, bibliothécaires, parents et une lectrice d’A.C.C.E.S se retrouveront ainsi une fois par mois pour lire, à la demande, des albums sélectionnés pour leur qualité et leur diversité, puis se réuniront pour noter ce qu’ils auront repéré.

Les objectifs

     Notre expérience à A.C.C.E.S nous enseigne comment chaque enfant a son propre cheminement vers les livres et les récits, et combien une rencontre précoce avec un album qu’il a choisi, un adulte qui prête sa voix et accompagne l’enfant, est porteuse pour la suite.

    Le propos de ce travail est de décrire précisément la façon dont ce dispositif permet à ces très jeunes élèves une approche, puis une appropriation des albums de façon souvent surprenante. Repérer leur évolution au fil de l’année puis, plus tard en grande section, examiner leur positionnement face aux livres et aux récits : comment l’apprécier et le qualifier, en fin de maternelle ?

La collecte des données

    Les données recueillies sont de deux ordres, l’un centré sur les enfants, et l’autre sur les adultes.

    Pour les enfants, il s’agit de ce qu’A.C.C.E.S appelle des « observations » : des vignettes décrivant concrètement leurs mouvements, regards ou paroles face aux albums, mais aussi des éléments plus discrets ou apparemment plus éloignés de la lecture.  Ce matériel provient principalement du temps de concertation entre les lecteurs adultes, à l’issue de chaque séance de lecture. C’est un matériel descriptif considérable, dont sont extraits les éléments les plus récurrents. Ceux-ci sont ensuite organisés selon des axes pertinents, depuis les mouvements physiques des enfants, jusqu’aux expressions les plus intérieures.

    Côté adultes, nous avons mené des entretiens semi-directifs destinés d’abord à établir un état des lieux, puis à recueillir le ressenti et les remarques des professionnels, leur opinion, leur adhésion ou résistance face à ce type de pratique.

Les résultats

    La première surprise est la rapidité avec laquelle les enfants s’approprient les livres. On les voit développer en quelques mois une grande connaissance des albums, qui se révèle notamment dans les liens qu’ils font entre les thèmes, les versions, les auteurs.

     Le dispositif proposé permet une approche par la manipulation : la découverte de l’objet livre dans sa matérialité et son fonctionnement permet une familiarisation précieuse.

   Ils se saisissent de l’opportunité d’être actifs dans leur propre cheminement : tout-petits, on les voit s’accrocher à un album qu’ils se feront relire le jour-même ou le mois suivant, aller en chercher un autre au loin, revenir en arrière dans les pages ou prendre le temps de se plonger dans une illustration. Plus tard, en grande section, ils tiennent à commenter, faire part de leurs hypothèses, débattre entre eux ou raconter eux-mêmes à l’adulte. Le plaisir de penser est visible.

     La disponibilité de l’adulte, qui s’ajuste aux demandes de l’enfant, fait toute la différence : on voit celui-ci s’approcher au plus près de l’adulte, à son rythme. Il est soutenu par le regard conjoint, validé dans ses choix -même les plus surprenants- et valorisé par son intérêt.

    Les adultes se disent souvent désarçonnés par les choix des enfants -notamment pour des albums complexes. Ils saluent cette occasion pour les élèves, de se montrer différents, et pour l’adulte, de les découvrir sous un autre jour. Tous parlent de plaisir.

    Les enseignants saluent unanimement l’intérêt d’un partenariat solide avec la bibliothèque et l’impact fédérateur du dispositif.

    La question de la présence des parents reste clivante. Là où elle a été possible, elle a jeté des passerelles autour de l’enfant, tant sur le plan de la langue que d’une familiarisation mutuelle ; elle alors été pointée comme un impact majeur de notre action.

    En somme, ce travail met en lumière les étapes ou les modalités de l’établissement d’une relation personnelle au livre.

   Dans un cadre ainsi réfléchi et posé, ce cheminement se fait rapidement et naturellement, dans un plaisir manifeste dont on peut penser qu’il constitue un bon point de départ pour l’avenir. Enfants et parents s’en trouvent valorisés.

(note de synthèse de Nathalie Virnot)

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Nathalie Virnot est psychologue et psychanalyste. Elle a travaillé pendant plus de vingt ans à l’Unité René Diatkine (Association de Santé Mentale de Paris XIIIe). Elle est lectrice et formatrice pour l’association A.C.C.E.S depuis 1995. À ce titre, elle est intervenue notamment en PMI, pouponnière, crèche, à la nursery de la maison d’arrêt des femmes de Fleury-Mérogis. Elle anime également des observatoires sur les pratiques de lecture des tout-petits, notamment avec l’association Lire à Voix Haute en Normandie et à la Médiathèque départementale de l’Hérault.

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. Histoires de lectures : lectures individuelles à l’école maternelle, par Nathalie Virnot, chez l’auteur, 114 pages ; préface : Evelio Cabrejo Parra, vice président d’A.C.C.E.S .

 Commande sur internet  :  bit.ly/histoiresdelectures

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Au fait …

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… Je devais parler d’amour dans mon village pour la Nuit de la lecture et cette nuit s’est enfoncée dans les ténèbres en emportant ses rêves d’étincelles. Mais l’amour triomphera.

… Je devais raconter la vie de mon cher Évariste Galois à un petit groupe de curieux désireux de faire sa connaissance, mais cette rencontre a reculé de quelques pas de géant.

… Je devais revoir des enfants de sixième, vifs et réfléchis, je les connais. Ils écrivent, sous la conduite de leur professeur de français, les métamorphoses des habitants fantastiques d’une mare, dont la création est un projet pédagogique du collège. Las, las, las ! ces retrouvailles sont différées, les écoles étant fort occupées à combattre deux monstres vigoureux : un virus protéiforme et les directives insanes du ministère de l’Éducation nationale.

… Je devais enfin évoquer le mystère de la naissance des contes et des mythes et montrer avec quelle ingéniosité ils voyagent, se propagent et sèment des vérités universelles à travers les peuples, mais il faudra encore patienter.

    Résistons aux méchants et méfions-nous des bonimenteurs. Bientôt, nous retournerons cueillir les jonquilles.

Jacques Cassabois  –  janvier 2022

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Né en 1947, Jacques Cassabois interrompt sa scolarité pour devenir comédien. « L’année de mes 18 ans, mon bac en poche, je suis entré à l’école du Théâtre National de Strasbourg. Mon père ne l’a jamais su. Il était mort entre l’écrit et l’oral. » Il devient instituteur, entre à la Fédération des Œuvres Laïques de Seine-et-Marne et découvre la littérature pour la jeunesse. Il participe au comité de rédaction de Trousse-Livres qui deviendra Griffon. Participe, un samedi de 1984, avec une vingtaine de ses collègues, à la création de La Charte des auteurs et des illustrateurs dont il est président pendant trois ans. Parmi ses ouvrages : L’homme de pierre (Léon Faure, 1981), Le premier chant (Ipomée, 1983), Monsieur Pasteur (La Farandole, 1985), Les deux maisons (Hachette, 1990). Lauréat du grand prix de la Société des Gens de Lettres et du Ministère de la Jeunesse et des Sports, Jacques Cassabois s’intéresse aux textes fondateurs et aux héros mythiques tels Sindbad, Gilgamesh, Héraclès ou Jeanne d’Arc. Les Quatre Fils de la Terre, illustré par Daniel Maja, publié en 1991 aux éditions Albin Michel, a obtenu le Totem de l’album au Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil. Paru en 2020 en Livre de Poche Jeunesse : Je n’ai pas le temps : le roman tumultueux d’Évariste Gallois.

Retour sur les ‘images libres’

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À Lyon, c’est Sans fin la fête

    En 2015, alors que le CRILJ fêtait son 50e anniversaire avec un colloque dont les intervenants avaient pour consigne de se retourner sur diverses évolutions de la littérature pour la jeunesse depuis 1965, ma contribution fut de raconter l’histoire de l’irruption des livres d’Harlin Quist dans le paysage éditorial d’alors et la durable influence des illustrateurs que ce projet portait. (1)

    Car ses instigateurs, les éditeurs Harlin Quist et François Ruy-Vidal, refusant de s’adresser à des professionnels de l’enfance, permirent à une toute nouvelle génération d’artistes de proposer leurs images. À travers la SARL Les livres d’Harlin Quist tout d’abord puis ensuite (1973) le label Encore un livre d’Harlin Quist ou la création d’un département jeunesse aux éditions Grasset, on découvre ces signatures alors inédites dans l’édition mais que nous connaissons tous très bien aujourd’hui: Nicole Claveloux, Henri Galeron, Guy Billout, Etienne Delessert, Tina Mercié, France de Ranchin, Patrick Couratin ou Danièle Bour pour n’en citer qu’une infime partie. Bien entendu ce n’était là que la première étape de carrières d’illustrateurs qui allaient toucher aborder bien des rivages, éditoriaux ou non, hexagonaux ou transatlantiques.

    Et cette histoire fait probablement suffisamment écho avec notre époque – ou du moins ses aspirations – pour que l’on me demande de la raconter à nouveau, de Bron à Bruxelles, en passant par Montreuil et Albarracín. Il y a un peu plus de trois ans, suite à d’instructifs échanges épistolaires avec François Ruy-Vidal, je décidai de développer le sujet et de proposer simultanément un livre aux éditions MeMo et une exposition à la bibliothèque municipale de Lyon, deux structures suffisamment aventureuses pour que l’idée soit accueillie avec enthousiasme. Avec l’appui de leurs équipes, celles d’acteurs de cette épopée picturale et néanmoins littéraire, du fonds patrimonial de l’Heure joyeuse et du musée de l’Illustration jeunesse de Moulins, j’ai pu mener ces deux chantiers qui arrivent ces jours-ci à leur terme.

    C’est en effet le jeudi 3 février que paraît en librairie Les images libres : dessiner pour l’enfant entre 1966 et 1986 dans la collection « Monographies » des éditions MeMo et, samedi 22 janvier, nous inaugurerons l’exposition Sans fin la fête : les années pop de l’illustration à la bibliothèque de la Part-Dieu à Lyon (merci à Étienne Delessert pour son titre). On y observe le parcours de ces illustrateurs et illustratrices dans ces projets richement illustrés d’albums, bien sûr, mais aussi de dessins originaux, certains inédits, de documents d’archives, de maquettes, etc. Des premières images sous influence pop à l’illustration des grands classiques en passant par le renouvellement esthétique de la presse pour enfants, c’est un panorama large mais j’ai souhaité cohérent. J’y croise par ailleurs les approches historiques et thématiques: on découvre les précurseurs du mouvement, on observe les allers et retours entre New York et Paris, on apprécie l’influence de ces artistes en dehors du champ de l’enfance ou l’importance nouvelle accordée à ce champ au sein de la société d’alors.

    L’exposition reste ouverte jusqu’au 25 juin et, pour celles et ceux que cela intéresserait, j’y mènerai des visites les samedis 12 février, 2 avril et 11 juin.

( Loïc Boyer – janvier 2022 )

(1) « La Galaxie Harlin Quist brille encore ou l’histoire d’une génération de graphistes et d’illustrateurs » dans le numéro 7 des Cahiers du CRILJ (novembre 2017)

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Loïc Boyer est diplômé de l’UFR d’arts plastiques de l’université Paris 1/Sorbonne ; designer graphique à Orléans, chercheur associé au laboratoire InTRu (Interactions, transferts, ruptures artistiques et culturelles) de l’université de Tours, il fut illustrateur à Paris, éditeur de fanzines à Rouen et coincé dans la neige à Vesoul ; il dirige une collection d’albums pour enfants aux éditions Didier Jeunesse dédiée à la publication de titres anciens méconnus en France ; il a fondé Cligne Cligne magazine, publication en ligne consacrée au dessin pour la jeunesse dans toutes ses formes ; article récent : « Rétrographismes : les albums retraduits sont-ils formellement réactionnaires ? » paru dans La retraduction en littérature de jeunesse (Peter Lang, 2013) ; à paraitre le 3 février 2022 : Les Images libres, dessiner pour l’enfant entre 1966 et 1986 (MeMo 2022).

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. Sans fin la fête, les années pop de l’illustration, exposition à la bibliothèque de la Part-Dieu, 30 boulevard Vivier-Merle à Lyon (Rhône), du mardi 18 janvier au samedi 25 juin 2022 ; ouverte du mardi au vendredi de 10 heures à 19 heures  et le samedi de 10 heures à 18 heures . L’entrée y est libre.

. Les Images libres, dessiner pour l’enfant entre 1966 et 1986, Loïc Boyer, éditions MeMo 2022, collection « Les monographies », 228 pages, 35,00 pages.

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photos : Loïc Boyer – hormis la couverture du livre.

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Voir aussi ici.

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