Jérémie Fischer à Moulins

 

 par Josette Maldonado et Pierrette Debarge

    Nous l’avions remarqué lors de sa participation à la table ronde animée par Anne-Laure Cognet réunissant trois jeunes artistes qui s’adressent à la petite enfance, Malika Doray, Pauline Kalioujny et lui, Jérémie Fischer.

    Assis entre les deux illustratrices qui, par leur taille, le dominaient légèrement, il nous avait séduites par la clarté de sa prise de parole, son assurance qui tranchait sur une attitude un peu en retrait.

    Il nous avait également impressionnées par la façon dont il avait su, dès 2011, tout juste diplômé de École supérieure des arts décoratifs de Strasbourg et, peut-être même, avant, commencé à construire un vrai parcours professionnel, n’hésitant pas, tout jeune sérigraphiste, à  s’insérer dans des groupes de recherche comme Orbis Pictus Club (club parisien d’impression spécialisé dans les livres d’artistes), à participer à des revues d’arts graphiques comme Nyctalope, à côtoyer des éditeurs et à nouer des liens, en particulier avec celui qui allait devenir son partenaire d’écriture, Jean-Baptiste Labrune. En 2012, Jérémie Fischer et Jean-Baptiste Labrune publient  ensemble, aux éditions Magnani,  Eléphouris, un ouvrage  pour les petits. La même année,  Jérémie Fischer, seul cette fois,  fait paraitre aux éditions Nobrow, Le Royaume Quo, une bande dessinée de 24 pages, avant de fonder l’année suivante une revue littéraire et dessinée, Pan, dont l’idée force est de « faire collaborer écrivains et artistes dans une optique de recherche et d’échange : les écrivains élaborent des textes à partir de créations originales d’artistes et réciproquement. » En 2014, Jérémie Fischer et Jean-Baptiste Labrune, à nouveau ensemble, publient, pour les plus grands, Le Veilleur de nuit et, en 2015, Jérémie Fischer publie Animaux aux éditions des Grandes personnes.

 LES ALBUMS

     Nous retrouvons Jérémie Fischer dans la petite Galerie des Bourbons où il expose et  nous découvrons d’abord ses albums et livres pour enfants.

Eléphouris (Magnani, 2012)

    Selon son auteur, ce conte évoque les dangers de l’amour fusionnel. Il a été imaginé par Jean-Baptiste Labrune durant son année de stage d’instituteur, pour ses élèves de CE2. C’est l’histoire d’une amitié très forte qui lie un éléphant et une petite souris – amitié si forte qu’ils se disent inséparables.

    Un jour, un tremblement de terre secoue la jungle, y introduisant un affreux pêle-mêle et créant de nouvelles espèces complètement hybrides. Le kangourou et l’hippopotame ne forment plus qu’un seul animal, le Kanghippo ; le moustique et le vautour deviennent le vaumoustiquour incapable de voler. Seuls l’éléphant et la souris, transformés en éléphouris, se réjouissent dans un premier temps d’être devenus vraiment indissociables.

     Ce livre a été, selon les auteurs, vraiment construit à deux, chacun rebondissant sur le travail de l’autre, et vice versa. La mise en images de Jérémie Fischer est faite de papiers découpés, puis peints et re-découpés pour le livre. Les animaux obtenus, assez schématiques, sont très drôles. Ils sont à même de rendre sensible aux tout- petits, par le biais du rire, le message contenu dans le texte : à rester trop attaché on ne peut vraiment pas prendre son envol !

Animaux (Les grandes personnes, 2014).

    C’est dans son atelier de sérigraphie que Jérémie Fischer dit avoir découvert, par accident, en manipulant papiers et transparents, tout l’intérêt des superpositions. Il utilise ici ce procédé dans un cartonné de 32 pages destiné aux jeunes enfants.

    A gauche, donc, des pages bariolées de bleu que des transparents, peints de rose ou de jaune, viennent recouvrir pour y faire apparaître des silhouettes d’animaux. A droite, sur la page en vis-à-vis, juste quelques mots qui sont autant de conseils pour orienter le regard (Regarde attentivement ! ou  Approche-toi maintenant) ; ou autant d’indices pour aider à chercher l’animal dans le mélange de courbes et d’aplats colorés.

    Car l’animal a bien des façons de s’y dissimuler ! Il peut y apparaître en surimpression, mais aussi en creux, c’est-à-dire découpé dans un espace laissé en blanc au cœur de la page. Il peut encore, et là il sera plus difficile à repérer, se fondre, presque ton sur ton, dans la surface en couleur. A nous de bien observer. Grâce au transparent, cet instrument magique, l’enfant va découvrir tout un jeu de métamorphoses. Quel plaisir en effet, quel émerveillement de voir des taches se transformer en girafe ou en lapin ! Grâce au transparent, il va se livrer aussi au jeu favori des bambins de son âge, celui d’un Caché- Trouvé !  C’est-à-dire s’amuser à identifier un animal, à le perdre puis le trouver à nouveau. D’autant que ce caché/trouvé peut être aussi un Coucou ! me revoilà ! Car dès qu’on tourne une nouvelle double-page et qu’on découvre un nouvel animal. Oh ! surprise : le voici à nouveau, lui, l’animal  précédent, qui semble nous attendre, ne pas vouloir nous quitter. Il est en clair cette fois, mais, le coquin ! pas du tout à la même place, le plus souvent dans une autre posture ou peint dans une autre couleur ! Pour les petits cette surprise est absolument jubilatoire.

    Cet album , pourtant, est bien plus qu’un jeu de cache-cache. C’est le théâtre de drames à venir que l’on pressent. Observons l’éléphant qui accepte sur son dos des oiseaux qui picorent, quel est son comportement devant le rat, tapi dans l’ombre ? il ne s’attarde pas, il détale ! Quand le crocodile fait son apparition : Attention ! crie l’auteur, dont on ne sait s’il s’adresse à la petite souris qui s’enfuit devant lui ou au lecteur qui a peur. Il n’empêche, il y a urgence : Il faut vite trouver une cachette ! dit l’auteur.

    Enfin, devant les petits poissons qui se déplacent en bande, à peine réchappés sans doute des tentacules d’un prédateur mais nageant droit, – les imprudents ! – vers cet autre prédateur, plus gros et plus redoutable qu’est la baleine, une fois encore l’auteur nous alerte : fais bien attention ! A qui parle-t-il ? Au poisson qui sera avalé ou à nous qui redoutons le destin qui l’attend ? Il y a menace, il y a danger.

    Fini le simple jeu d’identification de formes colorées. On n’est plus dans un imagier classique. Ici on entre dans une histoire où on est tous impliqués, nous qui sommes tous des animaux. Car il s’agit de la lutte pour la vie.

Le Veilleur de nuit (Magnani, 2014)

     Ce livre relié de 192 pages, que nous qualifierons de roman graphique pour la jeunesse, est de nouveau le résultat d’une collaboration de Jérémie Fischer avec Jean-Baptiste Labrune. C’est un étrange récit.

    L’histoire se passe dans une ville fortifiée dont la sécurité est assurée par un drôle de personnage qui, la nuit tombée, patrouille dans les rues avec sa lampe torche sur le front, à l’affût de tout ce qui pourrait troubler la tranquillité de ses habitants.

    Nous sommes plongés en un lieu et en un temps indéterminés : une ville dont on sait seulement qu’elle a peur de la nuit et de ses ombres ; un temps d’il y a bien longtemps, un autrefois dont seule la chouette du vieux clocher est le dernier témoin. Quant au personnage principal, le veilleur de nuit, l’Homme-torche, on sait qu’il est devenu le nouveau héros de la ville parce qu’il en a chassé la vermine qui bruissait dans la nuit : crocodiles aux yeux globuleux et putrides, aux mâchoires féroces ; serpents, et cloportes. Il a ainsi rétabli un ordre parfait dans la Cité. C’est assisté « d’oiseaux sur les remparts, de chiens dans les venelles, de rats dans les souterrains » qu’il opère.

    On est dans l’univers du conte. Un conte aux allures de cauchemar, raconté à part égale (c’est-à-dire en mots comme en images) par ses deux co-auteurs. Un monde de violence aussi.

    Dans ce conte-là, l’Homme-torche veille sur la ville. Il est tout puissant, il la protège en maître et il en est le justicier. On le salue, il inspire confiance, on sait qu’on peut dormir en paix avec lui. Tout va pour le mieux jusqu’au jour où un individu sabote une des trois Horloges. Mais qui est l’auteur de ce méfait ? Le Veilleur l’arrête, découvre que la belle Vendeuse de journaux est son amie. Elle lui conte son histoire : c’est l’ancien veilleur de nuit,  malade, qu’on a chassé, jeté à la rue pour n’avoir pas su prévenir le sac de la ville par un crocodile. Depuis il est abandonné de tous, sauf par elle…Il est devenu le Vagabond. Que va faire l’Homme-torche contre la foule en colère ? Va-t-il protéger l’ancien gardien et sa complice, pourtant responsables de la destruction de l’horloge ? Ou continuer à assurer l’ordre de la cité au prix de leur lynchage, car la foule gronde et les menace ? Y a-t-il un autre choix ?

    Le texte de Jean-Baptiste Labrune, souvent poétique et recherché, est émaillé de termes et d’expressions peu usités (l’orthographe réformée ?) qui ajoutent à l’étrangeté du récit (par exemple : le fredon, les rues méandreuses, lointainement).

    Les couleurs de Jérémie Fischer, elles, sont crépusculaires : des noirs, des bleus sombres et intenses, des rouges agressifs. Son dessin est efficace. Les personnages (que ce soit les humains ou les animaux) sont comme taillés au couteau. Ils ont des contours schématiques, ils sont le plus souvent réduits à des silhouettes, des profils ou des ombres.

    La mise en pages hésite entre le langage de la bande dessinée (cadres colorés qui évoquent les vignettes ; codes graphiques habituels à ce genre: décomposition du mouvement, longues lignes dynamiques pour traduire la vitesse, hachures entourant les visages pour exprimer la colère ou la peur) et une illustration plus classique (qui n’intervient qu’à la fin) plus ordonnée, plus paisible, enfin aérée, où dominent les teintes claires : des blancs, des gris, des verts, des roses…

    Quelle lecture peut-on faire de ce conte dérangeant ? Y voir la demande de plus en plus sécuritaire de nos sociétés, incapables d’affronter leurs peurs ? Qui préfèrent l’ordre plutôt que l’humanité et la justice ? La fermeture à l’autre et la perte de liberté plutôt que le risque ?

    En tout cas on a l’impression que dans cet ouvrage les auteurs ont délibérément joué avec nos angoisses les plus archaïques (peur du noir ou peur des animaux rampants), pour nous apprendre à les exorciser et à les dominer. Mais peut-être aussi pour apprendre à envisager l’avenir sous un jour confiant et souriant : laisser venir la nuit, pour lui livrer confiant, un corps délassé.

 LES COLLAGES

    Les collages accrochés dans la Galerie des Bourbons ont retenu notre attention : 24 feuilles de découpages/collages dans un format 24 x 30, présentés comme des tableaux de maîtres Ils ont été réalisés lorsque Jérémie Fischer était en résidence à Forcalquier et Manosque en 2014. Les éditions Magnani les ont publiés sous le titre de Balades et nous les retrouvons ici, à Moulins, réunis dans un livre sans texte intitulé : Recueil n°1.

    Ce qui frappe d’emblée c’est le choc de la couleur. Pour nous qui venons du sud, c’est bien notre Provence lumineuse que nous découvrons ici, éclatante de soleil. Les jaunes claquent, parfois griffés de blanc, juxtaposés aux rouges les plus vifs et aux oranges les plus purs et les plus chauds. Le relief est rendu par des masses colorées qui sculptent des gorges profondes et encaissées, où une route sinueuse ou un ruisseau peinent à se frayer un passage. Elles creusent aussi un gouffre où une cascade, fraîche et claire, vient se perdre, là, tout à côté, devant nous.

    Mais à y regarder de plus près, aucun horizon : il est chaque fois barré par un empilement de collines ou de très hauts sommets. Aucun signe de vie non plus : ni homme, ni bête, à peine un arbre bien visible (et encore une seule fois), la végétation étant plus suggérée que dessinée par des bandes de couleur verte au lointain, ou réduite à des troncs verticaux, fichés en terre comme des pieux noirs au premier plan, entravant notre regard.

    Cette Provence, pour éblouissante qu’elle soit au premier abord, s’avère donc une terre aride, sauvage, inhospitalière, inquiétante surtout sous l’orage où d’énormes nuages sombres s’amoncellent dans le ciel et y lancent des éclairs fulgurants.

    Terre d’ombre autant que de lumière. Telle que l’ont évoquée parfois, mais avec d’autres moyens, des peintres bas-alpins comme un Serge Fiorio par exemple.

    On a parlé aussi et à juste raison, de la filiation de Jérémie Fischer avec Matisse.

    A la fin de sa vie, ce peintre, paralysé, avait en effet entamé une période de production de gouaches colorées à partir de papiers qu’il découpait, assemblait, et collait.

    Il disait que « découper à vif dans la couleur lui rappelait (comme) la taille directe des sculpteurs« . Or, chez Jérémie Fischer, c’est bien de l’intensité des couleurs juxtaposées que naît la plénitude des formes, des volumes et des reliefs. Matisse avait découvert également que par le jeu des couleurs et des contrastes on obtenait des lignes géométriques et dynamiques.

    On retrouve cet aspect chez Jérémie Fischer. Variations autour de courbes (la rondeur des collines), d’obliques (les lignes de fuite des vallées ou des chemins), d’horizontales (l’étagement des cultures ou des reliefs), de verticales (l’abrupt des falaises, la chute d’une cascade), de cônes ou de triangles (pour les montagnes), de trapèzes (la masse noire et menaçante des nuages lourds de l’orage). On a l’impression que l’artiste prend son sujet comme prétexte à une étude de formes géométriques pour animer son paysage vide de toute présence humaine. Ses planches de découpages/collages semblent donc traduire une tension entre peinture figurative et tentation de l’abstraction.

POUR FINIR

    Dans le livret qui accompagnait l’exposition, Jean-Baptiste Labrune a dressé un joli portrait de son ami, et nous ne résistons pas à en citer quelques vers :

      J’irais me promener

      Je dessinerais des fragments de paysage

      la rive d’un fleuve, une montagne…

      Je recomposerais les ombres

      et les lumières avec quelques crayons.

      Je regarderais le monde

      comme un enchevêtrement de nuances

      superposées les unes aux autres.

      Je rentrerais pour m’installer

      à ma table de travail.

      Je prendrais un peu d’encre

      une paire de ciseaux et un bâton de colle

      J’imaginerais mon paysage

      J’en tracerais les frontières

      J’en disposerais les bornes

      J’y ouvrirais un chemin

      Pour qu’on puisse m’y suivre.

(novembre 2017)

De formation littéraire et classique, Josette Maldonado découvre la littérature de jeunesse en 1982 en préparant un Certificat d’aptitude aux fonctions de bibliothécaire (CAFB). Documentaliste dans l’Education nationale, passionnée par son métier, elle a initié de nombreux projets de lecture/écriture dans les établissements où elle a exercé, notamment en partenariat avec les écrivains Jacques Cassabois, René Escudié, Christian Poslaniec, Jean Joubert ; elle a mis en place des comités de lecture et  elle a, trois fois, permis à de jeunes élèves de participer au jury du Prix Roman Jeunesse. A la retraite depuis fin 2004, Josette Maldonado peut enfin se rendre disponible pour le CRILJ des Bouches du Rhône dont elle aura été adhérente plus de de 30 ans. Josette Maldonado  est l’une des cinq boursières ayant bénéficié d’un « coup de pouce » de l’association à l’occasion de la quatrième Biennale des illustrateurs de Moulins.

Munie, d’une part, d’un CAP et d’un Brevet technique en couture floue et, d’autre part, d’un diplôme d’éducatrice spécialisée, Pierrette Debarge travaillera cinq ans dans le monde de la couture et vingt-cinq ans en CAT (Centre d’aide par le travail) dans le secteur du handicap. »J’ai travaillé avec des jeunes dits ‘pas comme les autres’ mais dont les soucis pour bon nombre d’entre eux sont les mêmes que dans la population normale. Notre travail d’équipe était de leur permettre de se construire et de trouver leur place dans la société. Travail passionnant. » Pierrette Debarge est engagée, depuis 2004, dans l’accompagnement de personnes en fin de vie, de personnes gravement malades et de personnes âgées et elle est, depuis 2016, au CA du CRILJ des Bouches du Rhône dont elle est le trésorière. Pierrette Debarge  est l’une des cinq boursières ayant bénéficié d’un « coup de pouce » de l’association à l’occasion de la quatrième Biennale des illustrateurs de Moulins.

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Photos : André Delobel